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Maxime Kurvers « Créer des structures théâtrales suffisamment fortes pour que le théâtre ait lieu, suffisamment lâches pour que la vie résiste. »

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 2 septembre 2015

Issu du Groupe 39 de l’École Supérieure d’Art Dramatique du TNS, Maxime Kurvers a notamment fait ses armes auprès du chorégraphe et metteur en scène Jérôme Bel. Créée la saison passée à la Ménagerie de verre dans le cadre du Festival Etrange Cargo, sa première mise en scène intitulée Pièces courtes 1-9 est aujourd’hui reprise au Théâtre de La Commune à Aubervilliers. Cet entretien avec lui est l’occasion de revenir sur la genèse de ce projet et sur les enjeux de sa recherche artistique.

Pièces courtes 1-9 est votre première pièce. Pouvez-vous revenir sur la genèse de ce projet ?

J’avais décidé de travailler sur un paradigme explicitement théâtral, et plus précisément sur un point de référence de l’histoire du théâtre moderne, tel qu’il fut formulé par Manfred Wekwerth (qui a été l’assistant de Bertolt Brecht dans les années cinquante). Selon lui, une pièce de théâtre – et sa mise en scène – doit être décomposée en petites pièces isolées selon le principe « une chose après l’autre » afin d’y dégager ce qu’il nomme « points tournants » ou « points de rupture » (Drehpunkte) désignant par là ce moment précis où une situation se transforme ¹. J’ai été passionné par ce postulat de la transformation comme base du travail théâtral. Cependant cette idée m’a semblé philosophiquement insuffisante puisque trop directement rattachée au domaine de la fiction. J’ai alors pensé que l’on pourrait se servir de l’espace-temps de la représentation théâtrale pour inventer des dispositifs semblables, mais qui viennent nous servir à un certain endroit du réel (ou plutôt à ce « point d’indifférence entre la vie et l’art, où tous les deux subissent en même temps une métamorphose décisive » ²) et tenter de répondre aux questions du mode de vie. Il s’est donc agi dans chacune de ces pièces d’inventer et d’organiser à travers une série de tâches simples à exécuter, des situations venant parier qu’elles puissent altérer ou modifier l’existence de ses interprètes. C’était là mon axe de recherche principal.

Quelles sont les différentes modalités de ces dispositifs et comment ces neuf pièces se sont-elles construites ?

Des 9 pièces qui composent le spectacle, chacune a été construite en fonction d’un énoncé (comme 9 sous-titres auxquels les spectateurs peuvent se référer en permanence pendant le spectacle) : J’essaie d’avoir une idée ; Je décide de voir quelques arbres ; J’essaie d’accepter mes émotions ; Je m’initie à l’amour ; J’apprends à me battre ; Je m’initie à la musique classique ; Je me laisse dire une utopie communiste ; Je laisse faire les autres ; Disparaître. La méthode a d’abord été de produire très subjectivement ces énoncés, à partir de ce qu’ils pouvaient représenter de potentielles perspectives de modifications conscientes dans la vie quotidienne. Leur formulation est très simple, voire naïve, mais j’ai considéré que leur sobriété était aussi leur première qualité. Pour que ces projets ne restent pas du simple domaine de la poésie, du haïku ou du statement conceptuel, il a fallu trouver avec mes collègues (qui sont trois acteurs et deux régisseurs) leur mesure formelle ; mesure abordée dans sa littéralité plus ou moins proche vis-à-vis de l’énoncé proprement dit.

Vous évoquez la notion de « Kaïros ». C’est intéressant car en général dans un spectacle, le metteur en scène laisse très peu, voire aucune place au hasard.

On ne peut pas dire que la notion de « Kaïros » soit évoquée directement mais les jeux de hasard, tout comme la relation au performatif, me sont en revanche nécessaires pour que l’interprète ait la marge de manœuvre suffisante dans la réalisation de ses projets. Le rapport au hasard est donc une des conséquences de ma problématique de départ : comment altérer l’interprète, comment agir réellement sur son existence dans un processus théâtral pourtant répété et prévu ? Chacune des 9 pièces aura finalement été une manière de répondre à cette question, de façon à mettre en tension la théâtralité inhérente à la structure spectaculaire (qui comporterait a minima, et comme le définissait Aristote, un commencement, un milieu et une fin) et le temps du présent, inachevé, celui du réel, identique pour les interprètes et les spectateurs.

Vous êtes, au départ, scénographe. Je le souligne car, ici, les trois comédiens évoluent sur un plateau entièrement vide.

Oui. J’avais tout d’abord pensé produire une scénographie mais ce fut, je crois, un mauvais réflexe. Puis j’ai formulé en cours de travail ceci que l’espace théâtral dans son ensemble était peut-être à considérer au regard de la psychogéographie, au sens où les situationnistes l’entendaient; c’est-à-dire par l’étude de sa structure unitaire, socialement et géographiquement construite et normée, et dans laquelle il nous faut travailler à inventer les points de dérives possibles ³. J’ai donc laissé tomber toute idée de décor, pour renvoyer ce dispositif à sa physique et ses caractéristiques propres ; qu’il puisse agir sur ses interprètes autant que l’inverse est possible.

Le plateau peut donc se voir comme un support aux interprètes ?

Ce qui m’intéressait au final, c’était de poser au plateau de théâtre cette question : que peut-il face à nos désirs de transformation ? Et qu’on se serve de lui comme d’un adjuvant à nos projets. Une dramaturgie qui conduirait une lecture des pièces 1 à 9 pourrait alors être de les définir chacune selon  leur rapport à la machinerie théâtrale, résumant grossièrement que ce rapport serait principalement actif ou passif, mais surtout formulant que chacune des pièces répond à une facette possible du prisme théâtral et spectaculaire dont l’histoire embrasse pour ce spectacle celles du bel animal aristotélicien, du concert de chambre, du Trauerspiel, du son et lumière vendéen, des tasks performances ou encore de la fête rousseauiste. Ainsi le plateau ne peut être entièrement vide !

Pourrait-on envisager un spectacle différent à chaque représentation ?

Effectivement le nombre et la formulation de nos énoncés restant tout à fait réduits et n’ayant pas individuellement prétention à servir d’exemple, on pourrait imaginer de nouvelles pièces courtes à l’infini ! Mais bouleverser le spectacle dans sa structure n’est pas réellement envisageable, car c’est cet ordre même qui produit le spectacle, sa progression dramatique et sa dramaturgie. Je parle ici de macrostructure, c’est-à-dire de l’ensemble qui le constitue (ces 9 pièces, toutes mises dans un ordre précis). Cependant, certaines pièces étant ouvertes à l’événement, je vous répondrai que le spectacle change malgré tout à chaque représentation – et je préciserai à un niveau microstructurel, en regard de la souplesse, plus ou moins vaste selon les pièces, qu’ont les interprètes dans l’activation de ces situations. Tout l’enjeu du travail est là : créer des structures théâtrales suffisamment fortes pour que le théâtre ait lieu, suffisamment lâches pour que la vie résiste. L’idéal serait pour cela de restreindre la mise en scène à la création de situations.

¹ cf. Manfred Wekwerth, La mise en scène dans le théâtre d’amateurs, L’Arche, 1971.
² cf. Giorgio Agamben, « Gloses marginales aux Commentaires sur la société du spectacle », Futur antérieur n°2, repris in Moyens sans fins. Notes sur la politique, Payot Rivages, Paris, 1995.
³ cf. « Définitions », in Internationale Situationniste n°1, juin 1958.

Pièces courtes 1-9, conçues et mises en scène par Maxime Kurvers. Lumière Manon Lauriol. Son Thomas Laigle. Avec Julien Geffroy, Claire Rappin, Charles Zévaco. Photo (c) Maxime Kurvers.