Photo Francis Ducharme

Frédérick Gravel, un gars qui a du guts

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 19 septembre 2014

À la croisée du concert rock et de la danse contemporaine, Frédérick Gravel bouscule les codes avec des œuvres hybrides, libres et électrisantes. À l’occasion de la présentation de Usually Beauty Fails et Ainsi Parlait au Théâtre de la Bastille, il revient sur son approche collective de la scène, sa collaboration avec l’auteur Étienne Lepage, et les défis que traverse la danse québécoise. Rencontre avec un chorégraphe qui revendique l’imperfection comme esthétique et l’instinct comme moteur.

Depuis sa création, Usually Beauty Fails a connu plusieurs distributions. En quoi ces changements influencent-ils le spectacle présenté aujourd’hui au Théâtre de la Bastille ?

Oui, l’œuvre reste en constante évolution. Usually Beauty Fails est un projet volontairement ouvert, toujours en mouvement, même si sa structure générale demeure relativement stable. À l’intérieur de ce cadre, le spectacle continue de se transformer. L’arrivée de nouveaux interprètes nous oblige à nous questionner : qu’est-ce qui est essentiel de préserver ? Que peut-on adapter ? Cette fois, l’intégration de nouveaux musiciens nous a amenés à revisiter les arrangements. Chaque interprète apporte ses propres compétences ; il n’est donc jamais question de remplacer quelqu’un à l’identique. Nous réajustons la partition pour équilibrer les présences scéniques, afin de conserver cette énergie vive et organique qui est au cœur du projet.

Tu présentes pour la première fois à Paris Ainsi Parlait, créé avec Étienne Lepage. Quels étaient les enjeux de cette collaboration ? 

Avant tout, cela a été une expérience extrêmement stimulante que de mener cette recherche à deux. Nous avons pris le temps nécessaire pour éviter que l’un n’invite simplement l’autre sur son propre terrain. Il s’agissait de construire un projet véritablement commun, né de l’imbrication de nos deux langages. L’enjeu principal était de ne pas aboutir à un spectacle de danse agrémenté de paroles, ni à une pièce de théâtre ponctuée de mouvement, mais de créer une œuvre qui aurait absolument besoin, de manière égale, de la physicalité du geste et de la densité du texte.

Concrètement, comment avez-vous travaillé ensemble ?

Nous avons choisi de nous accorder beaucoup d’espace mutuel. Chacun expérimentait de son côté, sans intervention immédiate de l’autre. Nous laissions émerger les propositions, en observant si elles résonnaient pour nous deux. Si ce n’était pas le cas, nous les abandonnions. Étienne avait apporté plusieurs textes, que nous avons mis à l’épreuve de la scène par des expérimentations successives. À l’issue d’une première phase de recherche, il nous est apparu évident que nous avions matière à construire un spectacle.

Qu’est-ce que cela représente pour toi de montrer successivement Usually Beauty Fails et Ainsi Parlait au public parisien ?

C’est très enthousiasmant. Cela permet de proposer une sorte de « focus » autour de ma recherche artistique, au sein d’un même théâtre, et de montrer la diversité des directions qu’elle peut emprunter. Usually Beauty Fails relève pleinement de l’esprit du Grouped’ArtGravelArtGroup : un travail profondément collectif, où la musique en direct occupe une place centrale, et où je partage la scène avec les musiciens et les danseurs. Ainsi Parlait, en revanche, propose une dynamique différente : la pièce repose davantage sur un dialogue à deux, je n’y suis pas sur scène, la musique est enregistrée, et l’équipe d’interprètes est distincte de mon groupe habituel. C’est une autre atmosphère, une autre écoute, un autre mode de présence.

La scène chorégraphique au Québec traverse actuellement une crise économique et politique. Comment vis-tu cette tension ?

Il est vrai que la situation est devenue plus précaire. Tourner à l’international est désormais plus difficile, et une forme d’insécurité règne : beaucoup craignent pour leur emploi, leurs projets. Et en art, lorsqu’on perd le goût du risque, on perd une grande part de ce qui fait la vitalité de la création. Au Québec, actuellement, le paysage est à la fois prometteur et complexe. Une nouvelle génération émerge, qui échappe souvent aux cadres traditionnels. Les croisements interdisciplinaires se multiplient, de nouvelles manières de produire apparaissent. Mais les institutions et les bailleurs de fonds ne suivent pas toujours le rythme de cette évolution. Il en résulte un décalage entre la réalité artistique et les structures existantes, ce qui est regrettable car il y a nouvelle vague qui est en train de monter.

Frédérick Gravel au Théâtre de la Bastille à Paris
Usually Beauty Fails, du 7 au 11 octobre 2014
Ainsi parlait…, du 13 au 18 octobre 2014
Photo Francis Ducharme