Photo unnamed copy copy

Portraits d’été : DD Dorvillier

Publié le 31 juillet 2018

Pour certains, l’été est synonyme de repos, pour d’autres, il bat au rythme des festivals. Quoi qu’il en soit, cette période constitue souvent un moment privilégié pour prendre du recul, faire le point sur la saison écoulée et préparer celle qui s’annonce. Nous avons choisi de mettre à profit cette respiration estivale pour aller à la rencontre des artistes qui font vibrer le spectacle vivant. Artistes confirmés ou talents émergents, ils et elles ont accepté de se raconter à travers une série de portraits en questions-réponses. Cette semaine, rencontre avec DD Dorvillier.

Quels sont tes premiers souvenirs de danse ?

À Puerto Rico, là où je suis née et où j’ai grandi, la danse et la musique sont quasiment indissociables. On parle avec les mains, on bouge dès qu’on entend un son. Le corps est engagé dans chaque échange, chaque émotion. C’est ça, mon tout premier rapport à la danse : quelque chose d’instinctif, de vivant. Et puis, il y a eu ma grand-mère. Elle avait entamé une carrière de danseuse à New York, qu’elle a dû abandonner à cause de sa famille. Avec elle, j’ai assisté à presque toutes les représentations du Ballet de San Juan dès mon plus jeune âge. On y allait avec une boîte de mouchoirs, et pendant les spectacles, je faisais le clown pour l’accompagner dans ses sanglots, sans vraiment comprendre pourquoi on pleurait. Mon tout premier cours de danse, c’était du Hula, sur la terrasse de ma voisine hawaïenne. J’avais 9 ans. J’étais fascinée.Le Hula traditionnel est sacré, il raconte la nature, la mer, les fleurs, la mythologie hawaïenne. On chantait, on bougeait, assises, debout, avec des instruments faits de gourdes, décorés de plumes. Il n’y avait que des adolescentes et des femmes. Je ne réalisais même pas que cette danse venait d’ailleurs. Elle semblait tellement naturelle dans les corps, dans les voix, dans le paysage tropical. C’était un lieu de transmission et de douceur, un moment partagé, profondément tendre.

Qu’est-ce qui t’a donné envie de devenir chorégraphe ?

Danser et créer, ça a toujours été la même chose pour moi. Dès l’enfance, je dansais et j’inventais des dispositifs pour danser. À 18 ans, tout a basculé quand j’ai vu la compagnie Cunningham sur scène. J’ai été bouleversée. Ce chorégraphe s’autorisait tout : inventer ses propres règles, jouer avec elles, explorer de nouveaux codes. C’était à la fois brillant, sensible, libre. Un an plus tard, à l’université dans le Vermont, j’ai découvert un monde. Celui de la Judson Church : Simone Forti, Steve Paxton, Yvonne Rainer, Deborah Hay. Et puis leurs héritiers des années 90, artistes de la performance queer, activistes, engagés : Jennifer Monson, Dancenoise, Jennifer Miller/Circus Amok, Ishmael Houston-Jones, Yvonne Meier, Carmelita Tropicana, et tant d’autres. Expérimenter avec eux, les voir créer et exister, ça a scellé mon destin d’artiste. C’était une évidence.

Quelles danses as-tu envie de défendre ?

Une danse qui émerge autant du corps que de l’idée. Une danse qui dit ce que les mots ne peuvent pas dire. Qui déclenche la parole. Une danse qui pose des questions plutôt que des réponses. Une danse intelligente mais jamais prétentieuse. Une danse qu’on ne comprend pas forcément, mais qu’on ressent. Une danse qui ose l’ambiguïté, qui se fiche des normes. Une danse sans compromis, inclusive, multiple. Une danse qui se propose comme expérience, pas comme vérité. Qui laisse de l’espace à l’imaginaire du spectateur. Qui permet d’être à la fois seul·e et ensemble. Une danse qui fait vibrer l’inconnu. Et en tant que spectatrice, j’attends exactement la même chose.

Quels sont, selon toi, les grands enjeux de la danse aujourd’hui ?

Le corps. Tous les corps. Le corps et la planète. Le botaniste Gilles Clément parle du « jardin planétaire ». Et si le corps était lui aussi un jardin ? Et la planète, un immense corps ? La danse peut nous aider à réapprendre : écouter, regarder, sentir, bouger, parler, être ensemble autrement. Do we want bodies that share, or bodies that stare? (Veut-on des corps qui partagent, ou des corps qui observent en silence ?)

Quel rôle devrait avoir un·e artiste dans la société aujourd’hui ?

L’art, c’est ce qui nous ouvre à l’inconnu. Un·e artiste révèle des réalités invisibles, étonnantes. Il ou elle nous montre ce qu’on ne voyait pas. Je pense que le véritable médium de l’artiste, c’est l’inconnu. Le seul impératif que je m’imposerais, et que je proposerais à d’autres, serait celui-ci :
suivre sa propre intelligence, sa vision, son intuition. Et surtout, rester à l’écoute des effets de ses actions sur le monde qui l’entoure.

Photo Bryan Campbell