Photo Image 3 © Christian Lartillot

Arthur Nauzyciel & Damien Jalet : une fidélité en scène

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 20 novembre 2017

Depuis leur première collaboration en 2006 autour de L’Image, Damien Jalet et Arthur Nauzyciel n’ont cessé d’explorer ensemble les croisements entre théâtre et danse, texte et mouvement, mémoire et incarnation. Recréée aujourd’hui à Rennes, cette pièce fondatrice, inspirée d’un texte de Samuel Beckett, devient l’occasion pour le chorégraphe de revenir sur cette relation artistique de longue date, la porosité entre les disciplines, et la puissance du corps comme vecteur de langage et d’émotion.

Tu collabores avec Arthur Nauzyciel depuis de nombreuses années. Quels souvenirs gardes-tu de cette première rencontre artistique ?

Notre première collaboration a justement été L’Image, la pièce que nous présentons aujourd’hui à Rennes. Nous l’avons créée en 2006 à Dublin, dans le cadre des célébrations du centenaire de Beckett, avec la comédienne Anne Brochet et le scénographe Giulio Lichtner. C’était une création très instinctive, presque organique : on a investi une chapelle abandonnée, entièrement recouverte de gazon frais. L’atmosphère du lieu, son odeur, son humidité, sont devenues des partenaires de jeu. L’idée était de livrer une interprétation physique de cette nouvelle sans ponctuation, comme une suite de réminiscences sensorielles. Les images surgissaient telles des interférences, comme des souvenirs qui remontent à la surface sans prévenir. Le corps, traversé par ces fragments, devenait le médium d’un langage qui précède le mot. Je me rappelle que le soir de la première, le gazon était trempé, j’étais fiévreux, presque délirant, cela m’a mis dans un état second, très juste pour cette pièce.

Aujourd’hui, on voit de plus en plus de chorégraphes travailler avec des metteurs en scène. Qu’est-ce que t’apportent ces collaborations ?

Je pars du principe que le théâtre et la danse partagent une origine commune : celle de la présence. Ils ont été séparés par une logique de spécialisation, mais fondamentalement, les deux arts explorent l’incarnation. Ce que j’aime dans ma collaboration avec Arthur, c’est cette recherche constante d’un espace de résonance. Rien n’est plaqué. Chaque élément, texte, lumière, son, mouvement, doit s’imbriquer et répondre aux autres. Le geste n’existe que s’il est nécessaire. Et ça oblige à repenser à chaque fois le langage physique. Pour chaque spectacle, il faut désapprendre, trouver une nouvelle grammaire. Arthur travaille beaucoup à la table avec ses comédiens, dans un rapport très textuel. Mais il m’a toujours laissé creuser le sous-texte par le mouvement. Pour Splendid’s, à New York, je passais deux heures par jour avec les acteurs, à faire émerger un langage physique propre à chacun, comme une matière brute, détachée d’une intention de jeu immédiate.

Comment abordes-tu le travail avec des comédiens, comparé à celui avec des danseurs ?

Les comédiens sont fascinants à diriger parce qu’ils fonctionnent énormément par images. Si leur imaginaire est activé, ils peuvent faire surgir des choses incroyables. C’est plus lent, techniquement, que le travail avec des danseurs, mais parfois, avec une image juste, on obtient un résultat fulgurant. Pour La Mouette, au Festival d’Avignon, j’ai proposé aux acteurs du quatrième acte de marcher comme si la gravité avait doublé. Comme si la planète était deux fois plus lourde. Immédiatement, ils ont incarné cette contrainte tout au long de l’acte, avec une constance physique et émotionnelle troublante. Ce que j’ai appris aux côtés d’Arthur, c’est à quel point un corps juste peut amplifier la puissance du texte. Le corps devient alors caisse de résonance, il donne de la chair au mot. Et quand ce contrepoint fonctionne, l’impact émotionnel est décuplé. Les mots trouvent alors une racine vivante, un ancrage physique.

L’Image a été créée il y a plus de dix ans. En quoi cette pièce est-elle unique dans le parcours d’Arthur Nauzyciel, et dans le tien ?

C’est la seule pièce d’Arthur dans laquelle je danse, à part Le Musée de la mer de Marie Darrieussecq, où j’interprétais un monstre marin nommé Bella… Alors évidemment, elle occupe une place très particulière pour moi. Ce moment où je danse en silence pendant quinze minutes, dans la même lumière que le public, c’est un espace très intense, presque sacré. C’est une traversée. Ce silence n’est pas vide. Il est saturé de tout ce qui a précédé, les mots, les sons, les images, comme un écho résiduel dans le corps. Et cette résonance, je dois l’incarner physiquement. C’est aussi une pièce exigeante. Plus de dix ans ont passé depuis sa création, et je ne suis pas remonté sur scène depuis deux ans. Il y a de l’appréhension, bien sûr. Mais aussi une impatience viscérale. Car L’Image a cette beauté singulière : c’est une œuvre qui te traverse autant que tu la traverses. Elle t’oblige à lâcher le contrôle, à devenir poreux. À “faire l’image”, au sens beckettien du terme, c’est-à-dire à la déconstruire, à l’éroder jusqu’à ce qu’il n’en reste qu’un souffle.

Vu au Musée de la danse / Festival TNB. Photo Christian Lartillot.