Photo Karolina Miernik

Portraits d’été : Ana Rita Teodoro

Publié le 31 juillet 2017

Pour certains, l’été rime avec pause bien méritée ; pour d’autres, il se poursuit au rythme des festivals. Quoi qu’il en soit, cette période constitue souvent un moment privilégié pour prendre du recul, faire le point sur la saison écoulée et préparer celle qui s’annonce. Nous avons choisi d’accompagner ce temps suspendu en proposant, tout au long de l’été, une série de portraits d’artistes. Qu’ils soient figures confirmées ou talents émergents du spectacle vivant, toutes et tous ont accepté de partager un moment d’échange à travers une série de questions-réponses. Cette semaine, rencontre avec Ana Rita Teodoro.

Quel est ton premier souvenir de danse ?

C’est celui de mon tout premier cours de danse classique. J’avais quatre ans. Je me souviens être allée avec ma mère acheter un maillot rose clair un peu brillant, des collants, des chaussons. Dans les vestiaires, elle me faisait un chignon haut sur le crâne. Puis je suis entrée dans la salle… Et là, wow. Des miroirs partout ! Je m’accroche à une barre et je commence à danser avec ce corps démultiplié à l’infini. Jusqu’au moment où, soudain, un cri me déchire : « Arrête tout de suite ! ». La professeure, en maillot bleu foncé, est furieuse. Je ne comprends pas. Rien n’est expliqué. Je sors en courant et je ne remettrai plus jamais les pieds dans son cours.

Quels spectacles t’ont le plus marquée en tant que spectatrice ?

Souvent, ce sont les spectacles jamais vus qui m’habitent le plus : ceux que je recompose à partir de récits, de photos, de vidéos. Mais il y a des moments précis. En 2005, j’ai vu Event de Merce Cunningham à Montpellier Danse. À la fin, un danseur l’a fait entrer sur scène en fauteuil. Il s’est levé et a salué. Voir Merce dans l’espace où ses danseurs venaient de danser m’a bouleversée. Même sensation quand j’ai vu Yoshito Ohno avec la marionnette de Kazuo Ohno. Je n’ai jamais vu Kazuo danser, mais à travers cette marionnette, mes propres images, mes lectures, mes projections ont pris vie. En tant que spectatrice, j’aime sentir chez les interprètes la trace d’un passé – d’un âge, d’un contexte, d’une mémoire qui n’est plus là mais qui persiste.

Quel est ton souvenir le plus fort comme interprète ?

Je pense à des gestes qui ne se voient pas toujours sur scène. En avril dernier, avec la pièce Continued Project de João dos Santos Martins, on a fait une tournée au Chili, au Brésil et en Uruguay. À São Paulo, au SESC Pompeia, on découvre un sol recouvert de vieux tapis noirs mal fixés, usés. Dans un élan collectif assez fou, on a tout enlevé pour réorganiser les tapis proprement, à même le sol d’origine. Cinq heures passées à redessiner un sol stable, ensemble, avant même de danser. Ce geste-là a changé quelque chose dans notre cohésion et dans la façon dont on a ensuite occupé le plateau.

Quelle rencontre artistique a été importante pour toi ?

La plus nourrissante, c’est sans doute celle avec Sofia Neuparth. Elle vit à Lisbonne, où elle crée depuis les années 90. Sa curiosité est inépuisable. Elle invente des contextes, invite à étudier et penser avec elle. C’est elle qui m’a donné goût à l’approche anatomique, et qui m’a fait renouer avec la danse classique. Ses cours d’anatomie expérimentale au c.e.m. – en collectif avec danseurs, philosophes, thérapeutes et autres curieux – ont marqué en profondeur ma manière d’apprendre et de transmettre. Avec elle, on n’entre jamais dans une forme figée.

Peux-tu partager certaines œuvres chorégraphiques qui composent ton panthéon personnel ?

Trois, si je dois choisir. Piezas distinguidas (1993) de La Ribot, pour la manière dont les objets y sont mis en mouvement et deviennent aussi une installation à part entière. The Family Tree (2002) de Claudia Triozzi : une beauté folle et presque sacrée, portée par une interprète unique. Spiel (2011) d’Emmanuelle Huynh et Akira Kasai : deux univers très éloignés qui cohabitent sur scène, une danse qui déborde du cadre sans perdre un certain ordre intérieur.

Quels sont, selon toi, les enjeux de la danse aujourd’hui ?

Sortir la danse d’elle-même. La faire exister ailleurs que sur scène. Je suis très attirée par les formes qui relient danse et écriture, notamment dans les livres d’artistes, Simone Forti, Deborah Hay, Andrea Olson… Mais aussi Sabine Macher, Rémy Héritier et ses « pièces de danse lues », ou encore Paula Caspão, dont les conférences dansées font du langage un moteur du geste. Mon travail autour de la collection Délirer l’anatomie, que je retranscris en partitions-poèmes avec dessins, s’inscrit aussi dans ce désir de déplacement.

Quel rôle l’artiste doit-il jouer dans la société aujourd’hui ?

Je crois qu’il faut d’abord inverser la question : quelle place la société donne-t-elle à l’artiste ? C’est une question politique. Au Portugal, après la crise de 2011, le ministère de la culture a disparu. Un simple secrétariat sans budget l’a remplacé pendant des années. Les artistes sont devenus une variable d’ajustement. En Europe, on a encore des politiques culturelles fortes, qui soutiennent aussi les émergents. Mais ailleurs, c’est très différent. Au Japon, les fondations privées dominent. Elles favorisent des artistes déjà reconnus à l’international, pour des raisons de prestige. Résultat : les jeunes artistes locaux, sauf s’ils ont un fort soutien familial, peinent à émerger. La place de l’artiste dans la société ne peut pas se penser sans une lecture des structures de financement et de diffusion. C’est là que tout commence ou se bloque.

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