Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 23 mai 2017
Dans Boom Bodies, la chorégraphe autrichienne Doris Uhlich convoque une danse à haute intensité, portée par la musique techno de Boris Kopeinig. Entre pulsation collective et engagement individuel, huit interprètes traversent des états extrêmes pour faire jaillir un cri vital. À travers cette pièce, l’artiste poursuit sa recherche autour du corps comme archive, catalyseur d’énergie et outil de transformation. Elle nous parle ici d’endurance, de collectif, de résonance politique, et de cette volonté farouche de « mettre la vie en mouvement ».
Tu développes ton propre travail depuis plusieurs années. Est-ce qu’il y a des fils rouges qui traversent l’ensemble de tes pièces ?
Dans la plupart de mes pièces, le point de départ, c’est le corps. Mais pas seulement comme un outil ou une surface de projection : le corps comme mémoire vivante, comme archive mouvante de nos histoires individuelles et collectives. Le corps est traversé par l’histoire du monde autant qu’il l’habite, et cette réciprocité me fascine profondément. C’est un terrain de recherche inépuisable. Il garde les stigmates, les tensions, les joies, les luttes. Il rend visible l’invisible. Cette relation entre l’intime et le politique, entre la chair et l’espace social, traverse tout mon travail. Je cherche toujours à mettre en lumière ce que le corps raconte malgré lui, ou à cause de lui.
Comment Boom Bodies s’inscrit-il dans la continuité de cette recherche ?
Avec Boom Bodies, j’ai poursuivi ma réflexion sur le corps, mais cette fois en m’intéressant à l’énergie plus qu’à la forme. Pendant plusieurs années, j’ai développé ma propre technique, la « fat dance technique », en lien avec la matérialité du corps, ses volumes, ses poids, ses textures. J’ai aussi beaucoup travaillé sur la nudité et les implications politiques de sa mise en scène. Puis, mon attention s’est déplacée : je me suis mise à observer les énergies, les flux, l’espace autour du corps. Comment l’énergie circule-t-elle ? Comment peut-elle affecter et être affectée ? Je vois désormais le corps comme un volcan en veille, capable d’ondes de choc. Boom Bodies, c’est une tentative de faire de la scène un sismographe. Ce projet fait partie d’un cycle que j’appelle ma « Technotrilogie », avec le solo Universal Dancer et le duo Ravemachine.
Peux-tu revenir sur la genèse de Boom Bodies ?
Tout est parti d’un constat : je sentais mon propre corps se refermer. Se contracter face à l’angoisse ambiante, face aux crises sociales, politiques, écologiques. Et cette tendance au repli, à l’isolement, je la voyais aussi autour de moi. La peur engendre la paralysie. Or, je crois au contraire que le corps est fait pour réagir, pour entrer en contact, pour libérer. J’ai donc cherché à créer une danse qui ouvre les vannes, qui laisse circuler l’énergie, même dans le chaos. Une danse qui agit comme un antidote à l’enfermement. J’ai travaillé avec les danseurs autour de cette idée : comment bouger non pas « pour faire joli », mais pour déplacer quelque chose de l’ordre de l’énergie vitale ? Il ne s’agissait pas de construire une forme, mais d’atteindre un seuil, une intensité.
Comment as-tu travaillé avec les interprètes pour atteindre cet état de vibration collective ?
Le processus a été très empirique. J’avais une vision, une intuition : celle d’un corps collectif, d’un espace scénique conçu comme une matière vivante, sensible à chaque mouvement. Dès le départ, j’ai partagé avec les danseurs cette idée : chaque geste peut altérer l’atmosphère, secouer l’air, faire vibrer le vide. Il fallait expérimenter, tâtonner, inventer une grammaire physique propre à chacun mais connectée aux autres. L’énergie devenait le moteur principal. Boris Kopeinig, le musicien, a été là dès le début. Sa musique n’était pas une bande-son, mais un partenaire. On a vite compris que le son avait lui aussi un corps, qu’il pouvait toucher, presser, porter. Ensemble, on a créé une sorte de rituel techno : une transe partagée.
Quel sens donnes-tu à l’effort physique intense, presque extatique, dans Boom Bodies ?
Pour moi, l’endurance n’est pas un effet de style, c’est une nécessité. J’invite chaque interprète à aller au bout de ses ressources, à explorer ses limites, non pas pour les dépasser dans un esprit de performance, mais pour transformer quelque chose de l’intérieur. Avant chaque représentation, je leur pose une question simple : « Pourquoi te mets-tu en mouvement aujourd’hui ? » Qu’as-tu à dire, à revendiquer, à expulser ? Le corps, ici, devient le lieu d’un combat personnel, mais aussi collectif. L’épuisement peut générer des états modifiés de perception, une forme de clarté ou de libération. C’est presque un rituel de réappropriation de soi. Et ce processus, je pense, se transmet au public. Il y a une énergie contagieuse, une joie viscérale. C’est cela que je cherche : un soulèvement de la vie.
Vu au festival des rencontres chorégraphiques. Photo Theresa Rauter.
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