Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 14 janvier 2015
Dans Le Sorelle Macaluso, Emma Dante met en scène une famille sicilienne suspendue entre vie et mort, entre souvenirs et gestes du quotidien. Sans décor, dans un espace nu traversé de boucliers et de robes colorées, elle convoque la mémoire, le deuil, l’attachement viscéral à ceux qu’on ne parvient jamais à quitter. Fidèle à son théâtre du corps et de l’âme, elle raconte l’impossible séparation, la force du lien familial, et la bataille incessante pour continuer à rire, danser, vivre. Rencontre avec une artiste qui transforme la douleur en poésie brute.
Quel a été le point de départ de Le Sorelle Macaluso ?
Je voulais raconter l’histoire d’une famille comme un corps amputé par le cours de l’existence. Une famille où il est à la fois impossible de mourir pleinement et impossible de vivre véritablement. Les sept sœurs Macaluso partagent la même maison, la même misère, restant à jamais inséparables, même dans la mort. Ce lien morbide, cette sororité absolue me paraissait une matière idéale pour explorer un territoire flottant où morts et vivants se côtoient, continuent de se quereller, de rire, de partager un café ou de repriser de vieilles chaussettes. J’imaginais une maison-âme, suspendue hors du temps, où malgré les pertes, la vie domestique poursuivait son chemin en silence.
Avais-tu des images en tête en travaillant sur ce projet ?
Oui, plusieurs. « Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. » Cette phrase de L’Étranger d’Albert Camus m’a énormément marquée. Elle m’a fait réfléchir au fait que la mort n’est pas un problème pour ceux qui meurent, mais pour ceux qui restent. C’est nous, les vivants, que la mort concerne, nous qui devons porter le fardeau du deuil, parfois même sans savoir quand exactement la perte a eu lieu. Un ami m’a raconté une scène bouleversante : sa grand-mère, en plein délire, avait demandé à sa fille : « Dis-moi, je suis vivante ou morte ? » La fille avait répondu : « Tu es vivante, maman ! », et la grand-mère, sarcastique, avait rétorqué : « Je suis morte depuis belle lurette, mais vous n’osez pas me le dire pour ne pas m’effrayer ! » C’est ce flottement entre la vie et la mort qui m’intéressait.
Pourquoi avoir choisi de faire porter cette histoire uniquement par des personnages féminins ?
Dans le sud de l’Italie, et notamment en Sicile, les familles sont profondément matriarcales. Les femmes gouvernent l’âme de la maison et la survie de ses membres. Je voulais un bataillon féminin, un peloton de vieilles enfants, usées mais indestructibles, attachées au souvenir d’une mère disparue trop tôt. Dans leur misère grise, les sœurs Macaluso s’accrochent à l’image idéalisée de cette mère angélique, qui leur laisse cette ultime consigne : « Continuez à rire, à danser, à chanter… et de temps en temps, défaites vos cheveux, déboutonnez votre chemise et mettez un peu de rouge à lèvres. »
Comment as-tu imaginé l’espace de Le Sorelle Macaluso ?
Je voulais un espace nu, presque sacré, habité par des ombres. La scène est un vide vivant, où les sœurs réapparaissent dans une cérémonie funèbre pour Maria, l’aînée. L’obscurité absorbe les corps, la lumière révèle leurs visages endeuillés. Les vivants et les morts marchent ensemble, indistinctement. Les seuls objets sont des boucliers, inspirés de l’Opera dei Pupi sicilien : les personnages, comme les chevaliers marionnettes, continuent à combattre, même après la mort. La bataille de la vie n’a pas de fin.
Penses-tu que théâtre et mort soient indissociables ?
Absolument. Le théâtre, pour moi, est l’espace du passage. Je ne crois pas en Dieu ni en un au-delà mystique, mais je crois en l’instant présent et en la nécessité de se souvenir. Le théâtre est cet entre-deux, un lieu pour garder vivants ceux que nous avons perdus, un rituel contre l’oubli.
Comment as-tu initié le travail avec les comédiennes ?
Tout a commencé très simplement : je leur ai demandé de s’habiller en noir et de marcher en silence. Puis, petit à petit, j’ai introduit de la lumière, du jeu, en leur faisant porter sous leurs vêtements sombres des robes colorées. Au milieu de la marche funèbre, elles devaient enlever leurs habits noirs pour révéler des éclats de vie. Ce fut comme voir soudain éclore un champ de fleurs sous la nuit, comme voir surgir leur jeunesse et leurs souvenirs.
Vu au Théâtre du Rond Point. Photo de Carmine Maringola.
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