Photo Antonio Ficai

Damnoosh, Sina Saberi

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 23 mai 2019

Dans Damnoosh, Sina Saberi invite le public à partager une infusion préparée selon un rituel hérité de ses grands-parents. Geste après geste, mot après mot, le chorégraphe iranien redonne souffle à une mémoire fragmentée, marquée par l’interdiction de danser dans son pays depuis la révolution de 1979. Entre poésie, transmission orale et gestes esquissés, il brouille les frontières entre performance, cérémonie et récit intime.

Ta précédente pièce, Prelude to Persian Mysteries, explorait déjà ton héritage iranien à travers la danse et la musique. Avec Damnoosh, tu perpétues également des gestes ancestraux. Quelle est la continuité entre ces deux projets ?

Prelude représentait la première étape d’un projet plus vaste, intitulé Persian Mysteries, que j’avais commencé à imaginer dès 2014. À ce moment-là, je pressentais déjà que cette recherche allait s’étaler sur des années. Le sujet était immense, mon esprit encore trop confus, et moi-même, agité. Vivre à Téhéran, c’est être constamment en contact avec une culture qui nous façonne sans que nous en ayons toujours conscience. J’avais besoin d’interroger cette culture perse, de la comprendre à partir de ses histoires, ses poèmes anciens, ses livres d’histoire, ses silences aussi. J’espérais contourner les images figées, lourdes et parfois exotiques qu’on projette sur elle pour mieux les déconstruire, les traverser, peut-être un jour les incarner autrement. Ce fossé culturel intergénérationnel est devenu pour moi un terrain d’enquête : que signifie l’interdiction de danser en Iran ? À quoi ressemble physiquement un interdit, une absence ? De là est né le désir de ce solo. Mais après quelques représentations à l’étranger, j’ai vite perçu un danger : celui de transformer ces problématiques en objets séduisants, presque folkloriques, que je pourrais présenter comme un numéro de dix minutes dans n’importe quel festival. Prelude était pour moi un rituel de lumière, un passage vers le présent, mais j’en suis resté insatisfait. C’est cette insatisfaction, ce besoin de creuser autrement, qui a donné naissance à Damnoosh.

Le damnoosh est une infusion composée de plusieurs plantes et épices. Pourquoi avoir choisi cette boisson comme point de départ du travail ?

Mes grands-parents venaient du désert central d’Iran. Je garde en mémoire les armoires de leur cuisine remplies de bocaux d’herbes séchées aux vertus médicinales précises. Cette médecine douce, transmise de génération en génération, m’a beaucoup aidé pendant mon adolescence. Avec les années, j’ai découvert d’autres fleurs, d’autres parfums, d’autres histoires végétales. Alors, pourquoi ne pas préparer et offrir un damnoosh ? C’est un geste simple, presque banal, mais qui concentre une mémoire collective. Ce moment de préparation devient une façon d’évoquer mon histoire, tout en invitant les autres à un instant partagé. Le damnoosh ne soigne pas seulement le corps, il rassemble, il écoute, il murmure. Il est un espace-temps suspendu, une forme de présence.

Ce sentiment de communauté est très présent, notamment grâce à la proximité physique autour de la préparation de l’infusion. Comment as-tu imaginé cet espace ?

Je prépare toujours une infusion pour mes amis quand ils passent chez moi. C’est un réflexe, un accueil. Certains trouvent ça juste chaud, parfois fade. Mais pour moi, chaque tasse contient un soin, un rythme, une attention. Dans la performance, je déplace ce rituel intime dans un lieu inconnu, devant des visages étrangers. Et je deviens, malgré moi, « le Persan qui danse ». Alors qu’est-ce que je peux offrir d’autre que cela : mon thé, mon écoute, ma fragilité ? Cette proximité me semble essentielle. Être ensemble, serrés, comme autour d’un feu ou d’un conteur, c’est ce qu’il y a de plus naturel.

Cette proximité est renforcée par ta manière de t’exprimer, qui emprunte au registre du conte. Est-ce une influence directe du Naqqāli ?

Oui, tout à fait. Le Naqqāli, c’est cet art ancestral de la narration iranienne, souvent porté par un vieil homme barbu, habillé de manière traditionnelle, qui raconte des épopées autour d’un thé. Enfant, j’étais fasciné par leur voix, leur gestuelle, leurs silences. J’ai voulu me réapproprier cette forme, sans en faire un pastiche. Je l’ai intégrée à mon propre langage, en la mélangeant avec la danse, la musique, l’humour. Comme le damnoosh, tout infuse ensemble.

Quelle est la part autobiographique dans Damnoosh ?

L’autobiographie en danse est toujours délicate. On nous dit souvent de l’éviter. Mais selon moi, tout acte artistique parle de soi. Dans Damnoosh, je parle de ma grand-mère, mais elle est devenue un archétype, une figure. Elle symbolise une mémoire enfouie, une danse oubliée. Je dis qu’elle ne dansait plus, mais si c’était vrai, je ne serais pas danseur aujourd’hui. À travers elle, c’est un siècle d’histoire de la danse en Iran que je tente de restituer, à travers les silences, les absences, les transmissions dérobées.

Comment les notions de tradition et de patrimoine traversent-elles ta pratique ?

Pour moi, ce n’est pas une question de folklore, mais d’identité. Je ne peux pas faire abstraction de mon contexte. Quand on me demande ma nationalité, je dis : « Je ne suis pas iranien, je suis Persan. » C’est une nuance importante. Si j’étais né ailleurs, peut-être que je ne creuserais pas ces questions. Mais en Iran, la modernité importée, notamment par les Qajars, a produit une forme de rupture. On a désappris ce que nous savions, on a intériorisé une forme d’oubli. Pourquoi l’Occident nous semble-t-il si exotique ? Et pourquoi nous rendons-nous exotiques nous-mêmes ? Je veux interroger ces jeux de miroir, ces malentendus. La tradition m’aide à ouvrir ces questions sans nostalgie.

Vu au festival des Rencontres chorégraphiques. Photo Antonio Ficai.