Photo Photo © François Deladerrière

Cyril Teste, Nobody

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 2 août 2016

Avec Nobody, Cyril Teste et le collectif MxM proposent une forme inédite de « performance filmique » : un théâtre-cinéma en temps réel, où la caméra capte, sur le vif, la déshumanisation du monde du travail. En recomposant les textes de Falk Richter, le metteur en scène construit un récit à la fois intime et politique, où le consultant Jean Personne se perd dans un système qui l’épuise autant qu’il le façonne.

Tu as puisé dans plusieurs textes de Falk Richter pour imaginer Nobody. Comment t’es-tu saisi de ces matériaux ?

Dans un premier temps, on a lu, exploré, traversé l’œuvre de Richter, comme on s’immerge dans une langue étrangère, jusqu’à ce qu’elle devienne familière, fluide, presque intime. On a cherché à comprendre ses logiques internes, ses motifs récurrents, ses obsessions. C’est seulement à ce moment-là qu’on a pu commencer à utiliser ses mots pour raconter notre propre histoire : celle de Jean Personne, un consultant en restructuration, à la fois exécutant et victime du système, pris dans la mécanique glacée d’une entreprise qui broie les existences. Ce héros cynique et fragile s’efface peu à peu dans un monde où l’humain devient variable d’ajustement.

Comment s’est déroulé concrètement le travail de création ? Par quoi as-tu commencé ?

C’était comme construire un puzzle sans modèle, à partir de pièces éparpillées. On a travaillé en étroite collaboration avec Anne Monfort, qui connaît très bien Falk Richter, pour décortiquer les textes et en dégager la matière vivante. On faisait sans cesse des allers-retours entre les écrits et les improvisations des comédiens, pour voir ce qui émergeait. On a isolé près d’une centaine de fragments textuels qui pouvaient potentiellement nourrir notre fable. Le scénario et le choix des textes se nourrissaient mutuellement : parfois c’est une scène qui imposait un texte, parfois un texte qui ouvrait une situation dramaturgique. Sous la glace a été la boussole de notre travail, mais on a aussi convoqué Electronic City, Le Système, Ivresse… On a tissé un canevas, bâti des personnages complexes et ambivalents, toujours en lien avec la réalité du monde du travail. On ne voulait pas construire une simple dénonciation, mais un miroir à peine déformant.

Le spectacle repose sur un dispositif scénique très particulier, avec une équipe de tournage à vue. Qu’est-ce que cela change dans la mise en scène ?

Tout. Absolument tout. Le projet, dès le départ, reposait sur l’idée de mettre le hors-champ au cœur de la narration. Ce qui d’habitude est caché devient visible. Le spectateur assiste autant à la fabrication du film qu’à sa projection.Tout est à vue. Les comédiens jouent sans interruption pendant 1h30, la caméra les suit, capte des fragments d’intimité, d’incertitude, de solitude, dans un seul long plan-séquence. Cette construction en temps réel impose un rythme plus contemplatif. On observe avec plus d’attention, on suit les respirations, les silences, les failles. Le cadre devient poreux, l’image n’écrase jamais le jeu théâtral, elle le double, le prolonge, l’enrichit. C’est une forme de narration hybride qui interroge nos manières de percevoir la réalité.

Dirais-tu que Nobody engage une réflexion politique sur notre société contemporaine ?

Oui, mais au sens profond. Pour moi, une pièce politique n’est pas forcément une pièce qui revendique, mais une pièce qui observe. On essaie de regarder le monde tel qu’il est, de poser le regard sur des logiques qui nous traversent tous, sans jugement manichéen. C’est précisément parce qu’on fait partie du système qu’on peut en dévoiler les absurdités. Il ne s’agit pas de désigner des coupables, mais de comprendre comment un certain discours managérial s’est infiltré dans nos vies intimes, nos affects, notre langage même. Le processus de création, fondé sur l’écoute collective, est déjà une manière d’être engagé. J’espère que la pièce, par sa forme et sa démarche, témoigne de cette exigence.

Nobody a été créé en 2013. Qu’est-ce qui a changé depuis ? Comment le spectacle a-t-il évolué ?

Beaucoup de choses ont bougé, et pourtant le cœur est resté le même. La première version se jouait dans des lieux réels, des bureaux, des espaces froids et impersonnels, presque cliniques. L’image dominait, les comédiens étaient presque absorbés par l’écran. Aujourd’hui, avec cette nouvelle version en salle, le théâtre reprend ses droits. Le plateau est devenu un espace de jeu, de distance critique, où le hors-champ prend une autre densité. Le public peut voir le décor, sentir la présence des corps, suivre les trajets dans l’espace. C’est moins frontal, plus nuancé, plus ouvert. Et puis, surtout, cette aventure continue grâce à la rencontre avec le collectif La Carte Blanche, des comédiens jeunes, lumineux, engagés. Travailler avec eux sur un sujet aussi dense que le monde du travail, c’est une manière de le repenser avec une énergie nouvelle, un regard plus vif.

Vu au 104. Photo François Deladerrière.