Photo Photo © Dajana Lothert

Talos, Arkadi Zaides

Par Leslie Cassagne

Publié le 13 mars 2018

En 2014, le chorégraphe Arkadi Zaides créait la pièce Archive, dans laquelle il utilisait des images issues du « Camera project » de l’ONG israélienne B’Tselem : des vidéos réalisées par des Palestiniens en Cisjordanie, rendant visibles des situations de violations des droits de l’homme dans les territoires occupés par Israel. Sur scène, Arkadi Zaides adoptait les postures et les gestes des hommes à l’écran, réactivant au présent le rapport des corps à des situations de violence. Dans Archive, le danseur se plongeait dans les corps de ceux qui exercent la contrainte ; dans Talos, il se plonge dans la mécanique de leur discours. La pièce, créée en août 2017 au festival Tanz im August à Berlin, prend la forme d’un solo pour un performer et un écran. Dans sa version française, c’est la danseuse et chorégraphe Lara Barsaq qui est sur scène, dans le rôle d’une conférencière porte-parole d’un « consortium » soutenant le projet Talos : remplacer les garde-frontières humains par des robots afin de parvenir à une couverture optimale des frontières de l’espace Schengen.

Rien de spectaculaire dans Talos : il s’agit d’un dispositif qui rend les problématiques migratoires saisissables, compréhensibles à l’échelle d’un powerpoint désincarné. Les gestes de Lara Barsaq sont minimalistes. Elle se tient droite dans ses bottines rouges, entre deux moniteurs sur lesquels s’affichent les surtitres de la conférence — en français et anglais — et souligne certains aspects des schémas qu’elle décrit par des mouvements de mains très dessinés. La relative immobilité de la performeuse, qui souvent tourne le dos au public pour mieux regarder l’écran derrière elle, pousse à se concentrer sur les schémas et les vidéos qu’elle désigne. Ceux-ci révèlent l’existence d’une chorégraphie des frontières : ils montrent la logique particulière du mouvement dans ces zones et visent à repenser les façons de les organiser. La conférence, dans un premier temps très scientifique, devient une véritable démonstration commerciale promouvant l’action des robots garde-frontières.

Le mouvement à observer se concentre à l’écran, dans l’évolution des points noirs et bleus qui y circulent, formes abstraites qui prendront progressivement corps. Ces points représentent les « passe-frontières » et « garde-frontières » qui gravitent autour de formes géométriques représentant de la végétation, une autoroute, des véhicules, et une ligne rouge constituant la frontière qui sépare l’espace en deux. Sont présentés différents types de frontières, générant diverses formes de mouvement chez les points, des situations « stables » et « instables ». Alors qu’il apparait nécessaire de remédier aux « situations instables », la conférencière aborde le mythe de Talos, géant-automate qui faisait le tour de l’île de Crête afin de surveiller le territoire et d’éliminer les intrus en les serrant dans ses bras de bronze. Le discours s’appuie sur l’image : la conférencière n’a pas besoin de dresser un parallèle explicite entre la Grèce Antique et l’Europe contemporaine, puisque s’affiche à l’écran une carte des limites de l’espace Schengen. La superposition de son récit et du schéma pédagogique génèrent l’image épique d’une île-Europe à protéger des barbares.

Le discours efficace, celui des schémas, des chiffres et des graphiques, se laisse néanmoins perturber par l’apparition des images réelles : de véritables corps éprouvant le mouvement dans l’espace et non plus seulement des points dans le cadre rassurant d’une modélisation. On nous montre notamment de longs extraits de séances de tests des robots du projet. A quatre pattes, sautant par-dessus des obstacles, en équilibre sur une jambe sur une surface instable, ajustant leur centre de gravité, ces amas de boitiers et de câbles font preuve d’une grâce troublante. Ils prennent des formes de plus en plus humaines : certains, vêtus d’une combinaison camouflage, avec capuche et masque sur les yeux, peuvent absolument être confondus avec des personnes réelles. Le malaise qui s’installe lorsque sont décrites les missions des robots — interpeller, repousser, produire un son strident qui provoquera des pertes de conscience chez les « passe-frontière » — vient perturber la fascination qui nait face à ces images de corps si semblables aux nôtres. Plus tard, les schémas initiaux réapparaissent, à ceci près que des images documentaires disputent l’écran aux formes géométriques : sur une partie de l’écran, toujours des points et des lignes, sur l’autre, autant de corps qui grouillent autour de tentes colorées, ou qui se serrent sur une embarcation en mer. Ces images réelles – vidéos captées dans les zones-tampons autour de la Grèce et de la Macédoine – constituent une intrusion dans le dispositif froid de la présentation. Elles rappellent que tout cela est avant tout une histoire de corps : des corps qui veulent se mouvoir, des corps après lesquels on court, qu’on intercepte, qu’on veut contraindre à rester derrière une ligne. Et que les missions que l’on veut confier à des robots sont déjà prises en charge par des humains, qui à l’écran s’agitent dans leurs gilets fluo.

Nous ne sommes donc pas face un scénario de science-fiction : le projet Talos prolonge des dynamiques déjà à l’oeuvre aux frontières de l’Europe. Le texte qui apparait à l’écran à la fin de la pièce – à la façon de ces films « inspirés d’une histoire vraie », qui nous renseignent sur le destin des personnages dont on ne veut pas qu’on oublie qu’ils sont bien réels – indique que l’Union Européenne a financé le développement du projet à hauteur de 12 millions d’euros. Arkadi Zaides vient ici provoquer l’esprit critique du public, non pas en présentant son point de vue sur le projet, mais en exhibant les mécanismes de discours de ses promoteurs. Dès lors, la forme théâtrale ne se présente pas directement comme un espace de débat, mais comme un outil pour capturer, exposer, et faire dérailler une idéologie.

Vu à Charleroi danse / La Raffinerie dans le cadre du festival Brussels dance. Concept et direction Arkadi Zaides. Avec la collaboration de Claire Buisson, Nienke Scholts, Jonas Rutgeers, Youness Anzane, Effi & Amir (Effi Weiss & Amir Borenstein), Gabriel Braga, Culture Crew, Amit Epstein, Dyane Neiman, Simge Gücük, Thalie Lurault et Etienne Exbrayat. Interprétation Lara Barsacq. Photo © Dajana Lothert.