Photo Erwan Fichou

Radio Vinci Park, Théo Mercier & François Chaignaud

Par Nicolas Garnier

Publié le 24 mars 2016

Dans une salle de répétition, une femme assise à un clavecin égraine des airs baroques, tandis qu’à ses pieds, un poste vidéo retransmet l’image en niveaux de gris d’un motard patientant dans un espace vide. Voilà la scène par laquelle s’ouvre Radio Vinci Park, deuxième spectacle du plasticien Théo Mercier développé en résidence à la Ménagerie de verre, et seconde collaboration avec le chorégraphe et intérprète François Chaignaud. Le titre, percutant à l’image du reste de la performance, renvoie à l’univers ambivalent des parkings souterrains. En dépit des efforts du concessionnaire éponyme, ces espaces restent problématiques : aseptisés et prohibitifs ils n’en demeurent pas moins confinés et angoissants. Prenant cette ambiance comme point de départ, Mercier et Chaignaud proposent une expérience intense, contrastée, faisant le grand écart entre la préciosité classique d’une part et la rugosité mécanique de l’autre.

Passé donc cette première salle où la claveciniste joue du Mozart, on débouche, derrière une porte siglée Vinci, dans ce qui ressemble à un parking de petite taille. Le vaste Théâtre Off de la Ménagerie retrouve sa fonction première, du temps où le bâtiment accueillait encore une imprimerie. Au centre, le motard aperçu plus tôt sur l’écran chevauche tranquillement sa monture. Face à cette forme mutique, quasi-sculpturale, émerge du fond de la salle une danseuse éclatante, aux cheveux blonds peroxydés, perchée sur des talons aiguilles interminables – c’est François Chaignaud. Le danseur travesti débute alors une danse énergique au rythme du clavecin. Les amas de grelots qu’il porte aux bras et aux jambes ponctuent chacun de ses pas. Par son attitude fière, il semble mettre au défi tant le public que son vis-à-vis en armure. Il enchaîne avec une virtuosité extrême les mouvements d’une chorégraphie hybride, empruntant autant au vocabulaire classique qu’à un répertoire plus contemporain. En même temps qu’il virevolte en tous sens, Chaignaud chante d’une voix de fausset, claire et puissante, tout en fixant sans jamais le perdre des yeux le cavalier stoïque. Ses provocations se font de plus en plus explicites, jusqu’à ce qu’il se jette littéralement au sol, dans un grand écart suggestif, et qu’il se rapproche en sautillant pour entrer en contact avec la carrosserie de la grosse cylindrée. Le duel qui s’opérait jusque là à distance laisse place à une cour ambiguë, tout à la fois sensuelle, érotique et indifférente. Chaignaud se sert de son partenaire comme d’un agrès. Enfin, épuisé par cette débauche impressionnante de danse, il s’avoue vaincu et s’effondre. C’est comme si ses efforts avaient été vains, étaient restés lettre morte, incapables de soutirer la moindre réaction à ce motard glacial. Devant tant d’égoïsme, nul ne sert de lutter. La lumière du néon central vacille, puis s’éteint.

Une faible lueur dans le noir, et un son infernal retentit. Le cavalier, resté insensible à la danse, se réveille, et avec lui sa terrible monture qui irradie les spectateurs d’une puissante lumière blanche. Sortant de sa veille, celle-ci entame une ronde bruyante autour du corps effondré. La machine éveillée prend progressivement de la vitesse. Rapidement, elle frôle les extrémités de la masse inerte à toute allure. C’est à son tour de s’exciter à mesure que ses avances sont ignorées. Son pot d’échappement crache des flammes d’énervement dans une parade menaçante, elle accélère d’un coup et ne s’arrête qu’à quelques centimètres de l’entrejambe allongée au sol. À ce moment, la tension est palpable dans l’audience. Chacun retient son souffle, tandis que la bête furibonde continue ses embardées dangereuses. Ces dernières finiront par réveiller le danseur désormais débraillé. Les deux partenaires continueront leur cour aux accents de duel, jusqu’à ce que, poussé sèchement par le cavalier noir et son destrier, Chaignaud quitte la salle, vaincu ou conquis.

Avec cette nouvelle création, le plasticien Théo Mercier s’appuie sur sa science du montage pour présenter, sous couvert d’un choc incongru entre l’univers distingué de la culture classique et le monde froid et violent du parking souterrain, la parade d’une gente dame délurée et de son cavalier. La situation initiale, dont on pouvait craindre d’abord une certaine facilité, produit en fait une forme complexe et subtile. Appuyé par l’extraordinaire maestria des interprètes, Mercier parvient à insuffler une puissance saisissante à cette relation trouble. Saisi du début à la fin, tour à tour captivé, charmé, puis énervé, on ne peut finalement que rester sans voix devant une telle générosité et une telle débauche d’énergie maîtrisée.

Vu à la Ménagerie de verre, dans le cadre du festival Etrange Cargo. Mise en scène Théo Mercier. Avec François Chaignaud, Cyril Bourny et Marie-Pierre Brébant. Photo de Erwan Fichou.