Photo Jochen Viehoff

Auf dem Gebirge hat man ein geschrei gehört, Pina Bausch / Tanztheater Wuppertal

Par Guillaume Rouleau

Publié le 25 mai 2016

En entrant dans la grande salle second empire du Théâtre du Châtelet, le rideau peint par Gérard Garouste est ouvert sur un paysage noir et terreux. La terre foncée étalée au sol, comme labourée, agrégée en mottes, pourrait être celle d’une vallée au calme rompu. Car Auf dem Gebirge hat man ein geschrei gehört (Sur la montagne on entendit un hurlement), créée par Pina Bausch en 1984 à Wuppertal, est une pièce qui suggère un geschrei, ce cri ou hurlement dont le français ne restitue pas la dimension collective. Un cri dont on ne connait ni le genre, animal ou humain, homme ou femme, ni la raison. Peut-être le hurlement du vent ? Celui du désespoir ? Du soulagement ? Un cri donc. Un cri sur une montagne. Un cri dans la nature que la terre souligne. Inquiétante étrangeté de ce cri qui sera manifestée dès l’entrée sur scènes des danseurs-comédiens de la troupe du Tanzteater Wuppertal.

On remarque alors la distance provoquée par l’agencement de la scène entre le public et ceux qui arrivent par le fond du plateau, à pas prudents, comme si le danger rodait, comme si ce cri avait déjà surgi. Ils descendent l’un après l’autre dans les allées qui traversent la corbeille, indifférents aux spectateurs, scrutant autour d’eux le moindre signe positif ou négatif, habillés de robes et costumes sombres, parfois tachetés de couleurs, de motifs floraux, avant de repartir soudainement. Apparaît alors un homme d’une cinquantaine d’année, musclé, en maillot de bain rouge, avec un bonnet de bain rouge, des lunettes de bain rouges. Les lèvres serrées, le torse bombé, les bras légèrement décollés du bassin. L’homme sort un bout de plastique rouge de son maillot, un ballon qu’il gonfle jusqu’à le faire éclater. Le ballon hurle. Il se tient debout, droit et ses mouvements sont lents, assurés. Il reprend un ballon, le fait éclater. Froidement. Ses chaussures de caoutchouc le protègent de la terre et accentuent le décalage entre ce nageur et ce paysage rural.

Le public assiste à ce que ce geschrei pourrait être. Sa raison. Ses conséquences. Ses manifestations. L’homme au maillot de bain rouge, joué par Michael Strecker, focalise l’attention tandis que se meuvent progressivement autour de lui, comme s’il n’existait pas, et avec lui, prenant conscience de sa présence, le reste de la compagnie. 24 interprètes s’engagent dans une suite de scénettes dansées et théâtralisées qui ont fait le succès du Tanztheater Wuppertal. Ils s’agrippent, se soutiennent, s’entrechoquent, se contraignent, s’accusent, à l’horizontale, à la verticale, explorent le registre de la violence physique et symbolique. Violence des rapports à l’autre qui contraignent, manquent, s’oublient. Les ballons rouges ont laissé place à des ballons colorés, accrochés en grappe, éclatés un à un. Ballons qui pendront aussi le long du torse de Jean-Laurent Sasportes déguisé en héroïne au charme fané des milles et une nuit. Les accessoires sont nombreux et accentuent magnifiquement le propos : la brume provoquée par un nuage de fumée, le massacre des sapins coupés ou encore l’espoir d’un matelas de sauvetage. Les danseurs s’en emparent, les jettent, les gardent et insistent sur ces objets qui servent à calmer l’angoisse ou à accompagner le plaisir, dans l’éphémère, comme une cigarette.

Michael Strecker, on le retrouvera dans une seconde partie, d’une heure elle aussi, avec une surprise à l’entracte, mais avec un autre déguisement : un smoking dont le sérieux est cassé par un pince nez rouge dont le fil lui serre les oreilles. Même interprète pour un rôle double. Même gestuelle. Même interaction avec le public, inclu dans une relation qui convoque la crainte et la confiance. Mais ici, le smoking efface l’absurde du maillot de bain, ou la modifie plutôt. Ce smoking dans un champ avec les manières impeccables de l’homme procure une sympathie méfiante. Dans cette seconde partie, l’utilisation de la musique, qui se limitait jusque-là à la diffusion d’enregistrements de Billie Holiday (Strange fruits), Mendelssohn et Mulligan est amenée sur scène. Un piano à queue puis un orchestre de musiciens seniors déploieront leurs mélodies, brèves comme un cri, où l’ensemble de l’orchestre aurait sa propre voix, à l’instar de celle de chaque instrument. Le cri est aussi cela : Un bruit, une note, un accord incertain. Cri qui est une détonation, comme ces costumes portés par Michael Strecker.

Cette montagne qui apparaît et disparaît sous nos yeux est celle d’une communauté d’individus qui sont seuls, en groupe, échangent, s’isolent mais qui sont liés par un geschrei. Il y a sur cette montagne un sentiment vif, incontrôlable, qui touche aux limites de la rationalité, de l’habitude. Pina Bausch a traqué dans Auf dem Gebirge hat man ein geschrei gehört les moindres mouvements et sons qui dénotent le cri. Cri de révolte, cri de joie, cri de résistance, cri de surprise, cri intérieur et extériorisé. Cri de plaisir ce soir-là pour les spectateurs.

Vu au Théâtre du Châtelet. Une pièce de Pina Bausch. Décor de Peter Pabst. Costumes  de Marion Cito. Dramaturgie de Raimund Hoghe. Directeur artistique Lutz Förster. Avec les danseurs du Tanztheater Wuppertal. Photo Jochen Viehoff.