Photo Bella Figura © Ann Ray

Jiří Kylián / Opéra de Paris

Par Céline Gauthier

Publié le 5 décembre 2016

Voici le grand maître de nouveau convié sur la scène de l’Opéra de Paris. Invitation impromptue de sa nouvelle directrice Aurélie Dupont au danseur et chorégraphe tchèque Jiří Kylián avec ce nouveau programme qui présente trois de ses chefs-d’œuvre. La scène s’ouvre sur Bella Figura et ses somptueuses mélodies puis nous fait découvrir deux pièces qui s’ajoutent au répertoire de la troupe ; Tar and Feathers et Symphonie de Psaumes offrent au corps de ballet l’occasion de donner toute la mesure de leur puissance. Avant le lever du rideau les danseurs investissent la scène ; ils s’échauffent et s’étirent, déflorant autant qu’ils captivent le regard des spectateurs qui s’installent.

Avec Bella Figura s’esquisse une déambulation au cœur des plus grands concertos classiques, une exploration sonore et gestuelle dans laquelle corps et voix s’entremêlent et s’accordent sur huit tableaux. Les danseurs, félins, semblent étirer leurs membres à l’infini, et de chacun de leurs gestes émane une douceur chargée d’une imposante plénitude. Leur danse cependant est ambiguë, souple mais angulaire, quelquefois semblables à celle d’un automate désarticulé mais toujours sublime lorsqu’elle se fond en de lentes contorsions en clair obscur qui révèle les muscles saillants des danseurs. Jiří Kylián démontre une fois de plus ses talents de scénographe sur le plateau modelé par d’immenses lais de tissu qui enclosent les danseurs habités par de petits drames noués dans l’intimité d’un duo. Furtivement jaillit entre eux une pointe d’humour, un trait décoché comme une flèche par une inflexion de la main ou du regard. À la sobre harmonie des tuniques pourpres des danseurs succède l’étrange ballet des longs jupons rouges : une brassée de coquelicots, presque une corolle d’où fleurissent leurs torses nus qui se découpent dans la pénombre. Ils semblent s’offrir à nous lorsqu’ils soutiennent et plissent au creux de leurs coudes le rideau qui doucement s’affaisse en bordure du plateau. Pour quelques instants la musique laisse place au silence, puissant et salvateur parce qu’inhabituel sous les ors de l’opéra. Secondes suspendues où des milliers d’yeux sont rivés sur la main qu’une danseuse délicatement apposée sur l’épaule de son partenaire, alors que rougeoient derrière eux des vasques enflammées.

Tar and Feathers est sans doute moins accessible ; davantage audacieuse cependant elle prend forme grâce à une scénographie délirante qui prête chair à nos plus vils fantasmes. Le plateau est jonché de papier bulle que les danseurs éclatent avec délectation, au rythme d’un concerto de Mozart distordu par les doigts de fée de Tomoko Mukaiyama. Une musique entêtante, ponctuée de puissants rugissements ou de plus langoureux miaulements extirpés du piano juché au sommet de ses pieds démesurés dont le reflet miroite sur le tapis de scène. Les danseurs en soulèvent des pans comme pour explorer plus avant les limites de leur territoire. La danse se pare d’une animalité latente, d’une expressivité presque crue qui éclate dans les bouches distordues des interprètes, leurs doigts crispés sur une proie invisible. Ils sursautent, et ondulent leurs bustes, s’élancent dans de prodigieux bonds désespérés. Cependant les gestes sont toujours précis, aériens et vibratoires : étranges oiseaux que ces danseurs qui semblent glisser sur le sol, suspendus entre deux airs, dans un état de grâce onirique. Sous le calme apparent des danseurs affleure pourtant une tension presque palpable, un malaise qui s’incarne dans l’étrange chœur des danseurs habillé de papier bulle qui crisse lorsqu’ils esquissent un immense sourire grotesque et peinturluré de rouge tandis que bruissent de sombres chuchotements.

Une curieuse atmosphère luxueuse et feutrée s’étend enfin sur la scène habillée d’une immense tenture persane. On y décèle les lointains échos d’un bal suranné comme échappé d’un roman de Huysmans, animé par les sonorités louvoyantes et douceâtres de la Symphonie de psaumes de Stravinsky qui donne son titre à la pièce. Les huit couples de danseurs qui se partagent la scène semblent sous nos yeux se livrer à un étrange rituel, exécutant avec application une partition de lignes rompues et de parades finalement peu platoniques. Entre eux se tisse une intime complicité, nécessaire à la quête d’un équilibre commun. Les danseuses dressent leurs corps-lianes élancés dans leurs longues robes grises, presque des flammes qui vacillent et se tordent. L’ensemble est majestueux et solennel, quoique parfois intimidant. L’Opéra Garnier résonne ce soir-là d’un bien mystérieux triptyque et la troupe des danseurs dans leur fougue rend un hommage mérité à l’humaniste de la danse qu’est Jiří Kylián.

Vu au Palais Garnier à Paris. Photo Bella Figura © Ann Ray