Photo msz surface

Circusnext, Surface / Materia

Par Céline Gauthier

Publié le 21 mars 2019

Dans le cadre du programme européen Circusnext, destiné à valoriser les premiers travaux de circassiens émergeants, le Théâtre de la Cité Internationale accueille deux soirées de présentation des fragments de leurs futures œuvres. Programmateurs et grand public viennent découvrir de véritables Work in progress, destinés à attiser la curiosité des spectateurs. Le « Programme B », constitué de trois propositions, fut malheureusement raccourci d’une présentation en raison de la blessure de l’un des artistes de Sanctuaire Sauvage, du Collectif Rafale. La soirée trouve néanmoins une cohérence certaine en déployant en deux volets une pensée des éléments naturels – gazeux ou liquides – comme source d’inspiration de la gestuelle circassienne du groupe Familiar Faces et d’Andrea Salustri.

Surface

Surface, créé et interprété par Josse De Broeck, Hendrick Van Maele, Petra Steindl et Felix Zech, déploie un quatuor aérien sur les miroitements d’un parterre d’eau. Une première silhouette, masquée par la pénombre, recueille sans relâche un puissant jet d’eau dans un bac en plastique posé sur sa tête : les gargouillis liquides aux échos cristallin instillent une atmosphère allègre, quelque peu énigmatique. Les circassiens s’y fondent pour des portés acrobatiques en main à main accomplis sans la moindre éclaboussure, alors même qu’ils prennent leur élan dans le sol tant inondé qu’il se refuse à leur fournir un appui sûr. La mécanique précise des figures exécutées s’entrechoque avec la nonchalance apparente de leurs gestes : un sourire en coin, les yeux plissés, presque frimeurs, ils semblent échappés d’une compétition de surf. La justesse de leur mise en scène réside pourtant moins dans la quête d’un hypothétique équilibre que dans l’invention de jeux subtils et drolatiques, par l’incorporation de cette instabilité. En quelques glissades inspirées des figures de patinage artistique, ils croquent le motif éternel de l’amour impossible : au son de violons langoureux, deux interprètes tentent de se rejoindre au centre du plateau, sans cesse repoussés par un linge tendu entre eux par leurs partenaires et contre lequel ils viennent souplement rebondir. Sans appui ils ne peuvent lutter, les forces s’inversent et dans un doux glissement ils reculent jusqu’à être projetés hors de la scène. La fine pellicule aqueuse constitue alors un véritable bassin, sur lequel les circassiens explorent les réactions imprévisibles des masses liquides à leurs propres déplacements pour transmuer en courbes verticales les mouvements centrifuges de l’eau. Chaque interprète réassure sans répit son équilibre précaire : le quatuor semble alors constitué par l’intersection des trajectoires et des flux de glissades, à la manière d’un centre de gravité invisible mais communément partagé. L’élément liquide en constitue la surface de réflexion et de diffraction, propulsant les interprètes hors du plateau autant qu’il miroite leurs silhouettes. Quelques contorsions exécutées au ras de l’eau révèlent des membres démultipliés, ceux d’un animal centipède aux mille reflets narcissiques oscillant entre flottaison et apesanteur. 

Materia

Materia prend la forme d’un solo en trompe l’œil où Andrea Salustri, faussement esseulé sur scène, s’entourne d’une collection de ventilateurs et d’accessoires en polystyrène. Il compose avec eux un dialogue mystérieux, créant l’illusion de jongler avec des balles de plastique tandis qu’elles n’effleurent en réalité jamais sa paume, maintenues en suspension – comme aimantées à distance – par le souffle  d’un ventilateur. Les objets paraissent ainsi animés de leur mouvement propre, défiant d’un tressautement la main du jongleur ; cependant toujours ses paumes vigilantes modulent l’air autour d’elles pour corriger leur trajectoire. Tour à tour prestidigitateur inspiré ou technicien méticuleux, il semble parfois s’effacer derrière eux tant sa silhouette vêtue de noir se confond avec la toile de fond du plateau. La confusion en devient troublante ; alors qu’il ajuste l’orientation de deux ventilateurs jusqu’à ce que leurs colonnes d’air viennent se faire face et s’opposer, la plaque de polystyrène déposée au sol entre eux deux se dresse et tressaille de frissons très humains, pour venir s’incliner vers lui avec révérence. Andrea Salustri convoque ici l’imaginaire du théâtre d’objet, dans lequel il s’agit moins d’insuffler continûment aux accessoires une nouvelle décharge d’énergie que d’initier – d’un effleurement, du bout d’un doigt – une impulsion ensuite convertie en mouvement perpétuel. Il rend palpable le trajet de l’air, comme dans cette pluie ascendante de cotillons de polystyrène brassés par les pales d’un ventilateur. Elle inaugure une complexe installation acoustique, élaborée sous nos yeux. Des mobiles éphémères et sonorisés amplifient les craquements du polystyrène brossé contre un ventilateur, qui évoquent les chuintements effrayants des icebergs détachés d’une lointaine banquise ; des billes de plastique agitées de bourrasques crissantes dans un vase circulaire s’y ajoutent comme des rafales de blizzard glacé… Images bientôt dissoutes par un faisceau stroboscopique qui opacifie la scène, sur laquelle l’artiste déchiquète ses maquettes de plastique, au rythme d’une lumière tout aussi hachée.

Vu au Théâtre de la Cité Internationale. Photo Familiar Faces © Milan Szypura.