Par Wilson Le Personnic
Publié le 27 mars 2018
Figure singulière de la scène portugaise, la chorégraphe Ana Rita Teodoro mène depuis plusieurs années une recherche interdisciplinaire sur le corps, nourrie de pratiques et de théories en paléontologie, en anatomie, en médecine chinoise, en qi gong… Invitée au festival brestois DañsFabrik — dans le cadre d’un focus consacré cette année à la scène chorégraphique portugaise — la chorégraphe y a présenté la performance MelT et le récital Fantôme Méchant, dont un extrait avait été dévoilé quelques jours plus tôt lors de la soirée exceptionnelle La Nuit des Visages au Centre National de la Danse à Pantin, où elle est aujourd’hui artiste associée.
Ces dernières années, Ana Rita Teodoro a créé la collection Délirer L’Anatomie, qui regroupe quatre pièces – Orifice Paradis, Rêve d’Intestin, Plateau et Pavillon, chacune dédiée à un orifice du corps ou à des organes reliant le dedans et le dehors. Dans Orifice Paradis (hommage à la bouche), la chorégraphe s’essayait à la ventriloquie, avec le souhait d’« éparpiller la bouche dans tout le corps, de faire en sorte que cette chanson n’ait pas de bouche », déclare-t-elle, avant d’évoquer un souvenir d’enfance : « Lorsque j’étais enfant, j’aimais beaucoup regarder les personnes âgées chanter ; leurs visages étaient moins musclés, j’avais l’impression qu’ils chantaient sans bouger leurs traits. Je trouvais cela très étrange, parfois même effrayant. »
Pour Fantôme Méchant, la chorégraphe a poursuivi et développé cette idée de peau qui chante, en élaborant un récital dans lequel elle réactive de vieilles chansons traditionnelles portugaises. Pour constituer la tracklist de ce solo pour une voix, Ana Rita Teodoro est allée chercher des enregistrements sonores dans les archives du musicologue Michel Giacometti, sélectionnant des chansons interprétées par des femmes dans les années 30-40 : « Au final, je me suis rendu compte que ces chansons parlaient toutes de la condition féminine à cette époque : la femme dédiée à Dieu, celle dédiée à son mari, la bonne sœur, la bonne fille, la bonne mère… Ces chansons étaient déjà une forme d’émancipation pour ces femmes qui, à travers le chant, mettaient en cause et tournaient en dérision leurs propres conditions. » Une fois sélectionnées, la chorégraphe a mis en scène ces chansons sous la forme d’une suite de tableaux vivants, qu’elle interprète comme traversée par ces voix du passé : « J’ai essayé d’émanciper, par le geste, ces chansons. Ces femmes-là, en chantant, étaient en quelque sorte des féministes avant l’heure, elles remettaient en cause des situations établies. J’avais envie de les libérer, de leur donner voix. »
Auréolée d’une lumière chaude, la silhouette de la danseuse émerge puis disparaît dans la commissure de deux murs disposés en point de fuite sur le plateau. Le regard cerné par deux traits blancs, vêtue d’une simple jupe noire et d’une fleur dans les cheveux, hommage à sa grand-mère qui en portait toujours, la chorégraphe brouille l’image de son propre corps : peau nue exposée, poitrine sertie de scotchs blancs et rouges, robe nouée en une sorte de poupée de chiffon, prenant parfois l’apparence d’un phallus. Cette figure ambivalente, à la fois fragile, forte, masculine et féminine, devient alors le catalyseur des mots et des sujets abordés par la chanson : « J’ai essayé de créer des images pour exploser le sens des chansons », confie Ana Rita Teodoro. Selon elle, le chant est une pratique qui s’appréhende comme la danse : « Le chant a toujours été présent dans ma famille, chanter, écouter des chants, assister à des fados… Au Portugal, la relation entre chant et danse est très forte. Lorsque j’ai commencé ma formation avec Vera Mantero, elle proposait déjà des explorations physiques avec la voix ; la voix était envisagée comme un mouvement. »
Si Fantôme Méchant prend l’allure d’un récital ou d’une forme musicale, la pièce travaille avant tout les mouvements du corps et les flux qui le traversent. Cette recherche intérieure et souterraine laisse deviner des liens avec la pratique du butō, enseignement qu’Ana Rita Teodoro est partie étudier au Japon auprès de Yoshito Ohno. « Le butō est très présent dans ma recherche physique, mais aussi dans ma manière de penser, de voir le monde… Et je pense en effet qu’il y a une relation au butō dans ce travail, mais presque malgré moi », reconnaît-elle. De fait, Fantôme Méchant porte l’ambition de bâtir un corps habité par d’autres entités, de devenir le réceptacle des fantômes de ces femmes. « C’est très présent dans l’histoire et l’imaginaire du butō : être hanté, incarner ou réincarner des figures », souligne-t-elle. Ainsi, en filigrane, Fantôme Méchant apparaît comme irrigué par une tradition japonaise, donnant voix à des femmes portugaises : un mélange de genres, de cultures et de formes d’une saisissante connexité.
Vu au Quartz dans le cadre du festival DañsFabrik.
Photo © Nuno Figueira.
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