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Portraits d’été : Christiane Jatahy

Publié le 24 août 2018

Pour certains, l’été est synonyme de repos, pour d’autres, il bat au rythme des festivals. Quoi qu’il en soit, cette période constitue souvent un moment privilégié pour prendre du recul, faire le point sur la saison écoulée et préparer celle qui s’annonce. Nous avons choisi de mettre à profit cette respiration estivale pour aller à la rencontre des artistes qui font vibrer le spectacle vivant. Artistes confirmés ou talents émergents, ils et elles ont accepté de se raconter à travers une série de portraits en questions-réponses. Cette semaine, rencontre avec Christiane Jatahy

Quels sont tes premiers souvenirs de théâtre ?

Mes premiers souvenirs de théâtre remontent à l’enfance. Avec ma famille, mes parents, mes oncles, mes tantes, mes cousins, on allait voir des pièces pour enfants. Puis, on les rejouait à la maison. Pour les fêtes de famille, les anniversaires, on montait notre propre version. Ce double geste de voir, puis de “re-présenter”, a très tôt exercé mon regard. À l’adolescence, j’ai vu beaucoup de spectacles. Je fréquentais le cinéma, je prenais des cours de théâtre. Et surtout, je lisais énormément : romans, théâtre… Ces lectures, notamment celles des grands classiques, ont été fondatrices pour moi. Elles m’ont permis d’aborder la scène avec une profondeur et une exigence que je n’aurais pas trouvées ailleurs.

Qu’est-ce qui t’a donné envie de devenir metteuse en scène ?

Je crois que tout a commencé par l’écriture. Avant toute chose, je suis auteure. Enfant déjà, j’écrivais de la prose, de la poésie. Plus tard, des scénarios, des débuts de pièces. J’ai suivi deux parcours parallèles, en philosophie et en communication. À l’université, j’ai choisi la pratique, même si je ne me sentais pas tout à fait à l’aise dans ce rôle. J’ai joué, pour comprendre le métier de comédienne de l’intérieur. Et même sur scène, je commençais déjà à développer mes propres projets. Très tôt aussi, j’ai donné des cours d’interprétation. Ces heures passées à transmettre, à explorer le jeu avec d’autres, ont été déterminantes. Elles m’ont peu à peu amenée à assumer pleinement la fonction de metteuse en scène. Dans mon parcours, la scène et le cinéma ont toujours cheminé côte à côte. Même quand je n’utilise pas de dispositifs cinématographiques, le cinéma reste une influence majeure sur ma façon de penser le théâtre. Un cadre, un rythme, une manière de découper la réalité.

Quel théâtre veux-tu défendre ?

Je crois en un théâtre ancré dans le présent. Un art qui n’existe que dans l’instant où il est partagé. Les autres formes artistiques, peinture, littérature, musique, cinéma, peuvent être découvertes des années plus tard. Elles attendent, et ne s’activent que lorsqu’un regard se pose sur elles. Le théâtre, lui, ne vit que dans la rencontre immédiate entre la scène et la salle. Chaque représentation est une œuvre à part entière. Ce que je défends, c’est ce théâtre-là : celui de la présence. Une relation concrète entre les interprètes et le public.Un théâtre de l’“entre”, du dialogue vivant, où le texte est un pont, pas un mur, permettant au spectateur de construire sa propre réponse. Quand le théâtre parvient à abolir les frontières, à créer un espace commun, il devient libérateur. C’est là que l’art vivant prend tout son sens.

Et toi, en tant que spectatrice, qu’attends-tu du théâtre ?

Je n’attends pas d’être éblouie, mais d’être touchée. Que quelque chose me traverse. Une surprise, une émotion, un échange vivant. Ce que je cherche, c’est une certaine humanité. Et surtout, qu’on fasse confiance à mon intelligence de spectatrice.Que rien ne m’impose une lecture unique. Que mon espace intérieur soit reconnu, protégé, respecté. Le jeu des comédiens est fondamental. Certains m’éloignent, d’autres m’aspirent. Ceux qui sont dans la démonstration de leur virtuosité, dans l’affichage, me laissent à distance. J’ai besoin qu’ils soient là, vraiment présents.

À ton avis, quels sont les grands enjeux du théâtre aujourd’hui ?

Le théâtre évolue dans un monde saturé d’images, de connexions permanentes, de récits éclatés. Nos capacités d’attention changent, nos rythmes aussi. Et pourtant, nous n’avons jamais été aussi proches, techniquement, les uns des autres. Le théâtre ne peut pas ignorer cette réalité. Il doit, au contraire, trouver de nouvelles façons de créer du lien. Sortir de la salle noire hermétique, ou du moins, la rendre plus poreuse. Les fictions doivent être construites avec le public. Pas pour lui. Beaucoup de formes ont déjà été explorées, détournées, déconstruites. Le sentiment de “déjà-vu” est réel. Alors, il faut sans cesse reposer les questions. Sur le texte, sur la scène, sur le dispositif. Même sans réponse immédiate, chaque question en appelle d’autres. Et c’est dans ce mouvement que le théâtre reste vivant.

Quel rôle, selon toi, doit avoir un·e artiste dans la société aujourd’hui ?

Un·e artiste a forcément un rôle. Même s’il ou elle ne le revendique pas. C’est une position dans la société, un rapport au monde. Quand je dis “politique”, je ne parle pas d’idéologie ou de programme. Je parle du “vivre ensemble”, de la polis.De ce qui nous unit et nous distingue à la fois. Même sans traiter de sujets politiques, une œuvre est traversée par le contexte social. L’artiste ne peut jamais en être détaché. Son pouvoir, c’est d’ouvrir des failles dans ce qu’on croit connaître. De proposer un autre regard, un autre rythme, une autre lumière. Et parfois, c’est ce petit décalage, presque invisible, qui permet de grandes bascules. Changer le monde, ou du moins, les mondes intérieurs. Et peut-être qu’en commençant par là, on prépare les révolutions plus vastes. 

Et le théâtre dans l’avenir, tu le vois comment ?

Je pense que le théâtre de demain sera un lieu de rassemblement. Un endroit pour faire l’expérience du “être ensemble”. À mesure que nos connexions deviennent plus virtuelles, le besoin de présence physique devient plus vital. Le théâtre peut être ce lieu rare où le corps de l’interprète, ses émotions, sa parole, entrent en résonance directe avec ceux du public. Un espace d’écoute réelle, de vibration commune. C’est ce théâtre-là que j’espère : un théâtre de proximité, de chaleur, de mouvement. Un lieu où quelque chose advient parce qu’on est là, tous ensemble. Et ce théâtre, il faut le construire dès maintenant. Car demain est déjà là.

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