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Ambra Senatore : « Je veux défendre l’idée d’un CCN vivant et ouvert »

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 24 juillet 2018

Depuis 2016, Ambra Senatore dirige le Centre Chorégraphique National de Nantes avec une conviction forte : faire de la danse un espace de lien et de partage. Chorégraphe italienne à la démarche humaniste, elle imagine un CCN ouvert, vivant, où se croisent artistes, habitants et amateurs. Un lieu où l’on crée, mais aussi où l’on rencontre, où l’on écoute, où l’on tisse. Une danse qui s’invente avec et pour les autres.

Qu’est-ce qui t’a donné envie de prendre la direction du CCN de Nantes ?

Quand je suis arrivée en France, il y a plusieurs années, j’ai été marquée par la qualité du soutien à la création chorégraphique et par la façon dont ce soutien s’articule à une vraie politique de médiation, à un engagement envers les publics. Cette approche m’a immédiatement parlé, car elle reconnaît que la création artistique n’a de sens que si elle est partagée. Pour moi, tout commence par la relation. C’est la base même de mon travail : rencontrer, écouter, tisser des liens. Et ces liens se construisent dans la durée. Il faut du temps pour nouer un véritable rapport avec un territoire, ses habitants, ses structures culturelles. Diriger un CCN, c’est justement cela : s’inscrire dans un lieu, une ville, une communauté et faire naître quelque chose de collectif à partir de là. C’est dans cet esprit que j’ai proposé mon projet pour Nantes.

Quels sont pour toi les plus grands défis quand on dirige un CCN ?

Diriger un CCN, c’est se trouver constamment à l’intersection entre la création artistique et la gestion d’une structure culturelle complexe. Il faut faire cohabiter le temps de la création – lent, sensible, parfois fragile – avec celui de l’administration, des réunions, des budgets, des partenaires. J’étais consciente en postulant que je risquais de perdre du temps en studio. Mais je crois que cet équilibre est possible, à condition d’être bien entourée. J’ai la chance de pouvoir compter sur une équipe formidable, qui croit en ce projet et le porte avec moi. Cela me permet, paradoxalement, de créer de façon plus concentrée qu’à l’époque où je dirigeais ma compagnie seule. Un autre défi important, c’est celui des choix : on reçoit énormément de demandes d’artistes. Il faut assumer de dire non, souvent, tout en veillant à rester à l’écoute et juste dans nos réponses. Mais ces « non » rendent aussi plus forts les « oui » que l’on peut dire.

Qu’est-ce qui fait la singularité du CCN de Nantes ? Et quelles en sont les ambitions ?

Le CCN de Nantes est à la fois un espace de création, un outil pour les artistes, et un lieu tourné vers les citoyennes et les citoyens. J’ai voulu qu’il soit partagé, ouvert, fluide. Je ne veux pas en faire un lieu réservé à ma compagnie, mais un lieu de vie artistique collective. L’ouverture, la rencontre, la circulation des idées sont au cœur de ce projet. Nous voulons faire de la danse un vecteur de lien social, d’imaginaire commun. Pas seulement diffuser des œuvres, mais inviter à se mettre en mouvement, à ressentir, à expérimenter. Ici, chacun peut trouver sa place : danseurs professionnels, amateurs, enfants, adultes, curieux ou passionnés. Il s’agit de transmettre une culture chorégraphique dans toutes ses dimensions, mais surtout de rendre la danse accessible, proche, vivante.

Quelle orientation artistique veux-tu donner au CCN ?

Le CCN n’a pas vocation à programmer, mais à créer. C’est un lieu de fabrique, de recherche, de gestes en cours. Cette idée de laboratoire m’est très chère. Nous accueillons des résidences, des ateliers, des sorties de résidence, des rencontres avec les publics à toutes les étapes du processus de création. Je crois beaucoup à une vision horizontale des choses : une master class, un spectacle, un atelier peuvent être aussi importants les uns que les autres. Cela nous pousse à imaginer des formats variés, accessibles, sensibles. Et même si la diffusion n’est pas au cœur de notre mission, nous faisons parfois le choix d’accompagner la visibilité des compagnies, car c’est aujourd’hui un enjeu crucial. Le CCN de Nantes ne défend pas une seule esthétique, mais s’ouvre à la diversité des écritures chorégraphiques, en assumant une forme de curiosité joyeuse.

Comment vois-tu l’évolution des CCN depuis leur création dans les années 80 ?

Les CCN ont évolué avec les mutations du monde artistique et du rapport à la culture. Aujourd’hui, ce sont des lieux aux missions multiples : créer, accompagner, transmettre, sensibiliser, expérimenter. Cette complexité peut parfois sembler difficile à expliquer à l’extérieur, mais c’est aussi ce qui fait leur richesse. Ce sont des structures souples, capables d’accueillir des artistes en création, de s’inscrire dans des réseaux de diffusion, de mener un travail fin de médiation avec les publics. Cela dit, ils ne peuvent pas tout faire seuls. Il est essentiel de construire des alliances, de travailler avec les théâtres, les festivals, les collectivités. La diffusion reste un point de fragilité, surtout pour les jeunes compagnies. Et là encore, la coopération est la clé.

Quels enjeux souhaites-tu porter aujourd’hui dans le champ chorégraphique ?

Je crois à une danse proche des gens. Une danse qui ne soit pas un art réservé à quelques-uns, mais un moyen de rencontrer, de rêver, de s’écouter. Aujourd’hui, le défi est de faire en sorte que les œuvres puissent circuler, que les artistes puissent rencontrer leurs publics. Et cela reste très difficile, notamment pour les jeunes créateurs, mais aussi pour des artistes confirmés, en dehors des circuits établis. L’enjeu, c’est donc l’accès à la visibilité, à des conditions de création stables, à une reconnaissance du travail artistique dans toute sa complexité. Et en parallèle, continuer à inventer des formes nouvelles de relation au public : plus sensibles, plus proches, plus ludiques parfois. C’est à cette danse-là que je souhaite contribuer.

Photo Bastien Capela