Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 18 mars 2019
En plus de trente ans de création, Catherine Diverrès s’est imposée comme une figure majeure de la danse contemporaine française. Chaque pièce constitue pour elle un nouveau point de départ, où l’écriture chorégraphique est remise en jeu. Avec Blow the Bloody Doors Off !, elle poursuit son exploration du mouvement, en étroite collaboration avec ses compagnons de route, la créatrice lumière Marie-Christine Soma et le scénographe Laurent Peduzzi. Cette œuvre s’attache à interroger notre perception du temps et de l’espace, dans un dialogue approfondi entre danse et musique.
Blow The Bloody Doors Off ! semble sonner comme une interjection. Est-ce que cette expression a fonctionné comme un mantra tout au long de la création ?
Un titre ne fonctionne jamais comme une consigne figée, il peut surgir au tout début d’un projet pour être abandonné ensuite, ou apparaître en cours de création, voire à quelques semaines de la première. Il n’existe pas de règles. Le titre émerge souvent à partir d’associations d’idées, de discussions, de hasards créatifs, avec des collaborateurs proches. Celui-ci est né un peu par accident, lors d’une conversation dans un café avec mon collaborateur de longue date, le scénographe Laurent Peduzzi. À ce moment-là, j’avais en tête un autre titre, et Blow The Bloody Doors Off ! ne devait être qu’un sous-titre. Mais après plusieurs retours qui disaient que ce titre était plus percutant, plus évocateur, nous avons décidé de l’adopter.
Un titre, comme l’écriture d’une pièce, doit ouvrir l’imaginaire, orienter une perception tout en restant polysémique. Il n’y a donc jamais de procédure identique. Pour ma dernière création Jour et Nuit, le titre m’est venu très tôt, dès le premier texte d’intention, écrit un an et demi avant les répétitions.
Quels étaient les grands principes ou questionnements qui ont guidé ton processus de création ?
Je suis partie d’un postulat clair : travailler uniquement sur l’espace et le temps, ces deux dimensions fondamentales mais malléables, dont la perception varie d’un individu à l’autre. Je voulais créer une œuvre formellement très abstraite, mais où s’infiltrent des couches de sens riches et ambiguës, laissées à l’interprétation du spectateur. J’ai donc demandé aux danseurs de s’interroger sur leur rapport personnel à l’espace-temps. Comment vivre la lenteur extrême ? Le vertige ? Le danger ? Le mouvement absolu ? Je pensais à la déformation de notre perception conditionnée, rationnelle, quotidienne, à des états limites… J’ai retenu certaines réponses, l’écho d’un objet qui chute, la pesanteur du corps, la densité de l’air, le poids d’une attente, et les ai déployées sur le terrain de la gravité. C’était un travail de sensations profondes, de translation poétique.
Quelle place laisses-tu aux interprètes dans tes processus de création ?
Les interprètes sont au cœur de mes pièces, acteurs majeurs de chaque création. Ils ne sont jamais de simples exécutants. La latitude qu’ils ont est grande, car je cherche une relation d’écoute intense, d’altérité active, de présence sensible. Pour cette création, il a fallu que les plus jeunes interprètes intègrent rapidement cette exigence, aux côtés des plus anciens. Ce travail de groupe est un rituel du présent, une écoute en alerte qui crée l’unité sans effacer les singularités. Dès les premières répétitions, j’ai donné des consignes : Qu’est-ce qu’un très petit espace ? Un espace infini ? Une temporalité déstabilisée ? Chaque interprète devait traduire cela en gestes, en poids, en souffle, en trajectoires. Le percussionniste Seijiro Murayama m’avait envoyé au préalable des séquences rythmiques, sur lesquelles les danseurs travaillaient le matin. Je leur demandais d’habiter leurs parcours avec une intention musicale, physique et intuitive.
La musique occupe une place centrale dans cette création. Comment s’est construite ta collaboration avec Jean-Luc Guionnet et Seijiro Murayama ?
J’ai rencontré Jean-Luc Guionnet en 2006 par l’intermédiaire de Seijiro Murayama, pour la pièce Alla Prima. Depuis, nous avons traversé ensemble de nombreux projets, souvent marqués par des tensions créatives riches, notamment autour de la question de l’improvisation. Jean-Luc, très ancré dans l’improvisation au départ, a peu à peu évolué vers la composition structurée. Un jour, après avoir écouté une pièce qu’il avait composée pour l’ensemble Dedalus, construite autour de la propagation du son dans l’espace, j’ai su qu’il fallait tenter une pièce comme Blow…. Il est parti sur l’idée d’un concerto contemporain pour Seijiro, avec deux violoncelles, deux altos, deux guitares, deux vents et deux percussionnistes. Ils ont enregistré six heures de musique à Paris, construites en modules de une à vingt minutes, que j’ai ensuite réagencés pour bâtir la structure musicale du spectacle.
Quel regard portes-tu sur tes interprètes ?
Les danseurs sont des athlètes de l’extrême, mais leur champ d’action va bien au-delà du sportif. Ils sont des passeurs d’âme, des poètes du corps. Comme disait Artaud, un acteur, et donc un danseur, doit pouvoir mobiliser toutes les cordes de son être. Leur outil, c’est leur corps : souple, radical, vulnérable, puissant. Un danseur pense en mouvement, vit dans la vibration. Il possède la mémoire du geste et la fulgurance de l’instant. Mais cette excellence-là est invisible aux yeux du grand public. Elle ne reçoit pas la reconnaissance qu’elle mérite. Moi, je place chaque geste comme une déclaration, chaque présence comme un acte politique. Un danseur doit apprendre à désapprendre, à déconstruire, à se réinventer, toujours. Et je veille à ce que nous ne redevenions jamais des bouffons. Le plateau est un lieu de grâce et de lucidité, de rébellion et de veille.
Vu au Théâtre National de Chaillot à Paris. Photo Caroline Ablain.
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