Par Céline Gauthier
Publié le 9 février 2016
Dans un Opéra en effervescence après l’annonce de son départ, le directeur et chorégraphe Benjamin Millepied signe une soirée éclectique. Deux créations, la sienne, La nuit s’achève, après celle de l’espiègle Jérôme Bel, et une entrée au répertoire de la troupe, les Variations Goldberg du chorégraphe américain Jerome Robbins.
L’invitation faite à Jérôme Bel de danser à l’Opéra n’est pas pour lui prétexte à assagir son audace. Avec Tombe, il reste fidèle à son esthétique et choisit d’exposer sous les ors du Palais Garnier les corps de danseurs amateurs, entravés. Une désacralisation finement orchestrée par les interprètes eux-mêmes qui présentent au public les coulisses de la scène et la machinerie qu’on découvre lorsque le décor de carton-pâte est brusquement aspiré vers les cintres. Pour jeter un autre regard sur la scène, un danseur demande à éclairer la salle ; il la salue et lui expose le dessein de la pièce : réunir en duo des corps qui n’auraient jamais dû se rencontrer. Transgression suprême, le premier couple, un danseur et une jeune femme à la peau noire, allume la « poursuite », lumière dédiée aux danseurs étoiles, et s’élancent sur une musique traditionnelle africaine. Ils se déhanchent devant les paysages sombres du décor de Giselle puis s’effacent lorsque surgit dans un nuage de fumée un danseur à la démarche faussement affectée. On découvre avec émotion l’étrange motilité de sa partenaire, une jeune femme en fauteuil roulant, vêtue d’un tutu blanc. D’un geste du poignet elle dirige ses roues qui glissent sur le plancher ; incarnation spectrale de l’idéal romantique, ses pieds ne touchent jamais le sol. Son partenaire lui prend la main et marche à côté d’elle, puis l’entraîne dans sa course et la fait tournoyer. Parce qu’il s’agit de nous dérouter même lorsqu’on croit devoir s’émouvoir, Jérôme Bel nous convie sans transition au dernier duo d’un danseur et d’une abonnée du théâtre. Malade, elle est désormais absente de la scène, et son partenaire diffuse pour elle le film des répétitions. Il s’assoit face à l’écran et commente avec nous quelques fragments d’une marche lente, les pas hésitants d’un corps fragile. De la parodie au stéréotype il n’y a qu’un pas, que Tombe s’efforce de ne pas franchir, parce que la pièce use d’un procédé déceptif qui invite le spectateur à mettre en suspens son jugement. Une pertinente introduction aux ballets qui vont suivre.
La pièce de Millepied, très attendue, fait pourtant montre d’une grande sobriété. Le décor de Giselle a disparu, remplacé par un unique piano et trois arcades en fond de scène. Avec six interprètes, il tente d’éprouver comment la Sonate n°57 de Beethoven résonne dans leurs corps. Les danseurs saisissent les nuances et les modulations du piano pour y développer leur rythme propre. « Je danse d’abord parce que j’aime la musique » dit Millepied, et c’est ainsi qu’il traduit par les gestes les inflexions du piano. Le sextuor vêtu d’un camaïeu de bleu et pourpre élabore une danse chorale d’élans et de grands sauts. D’une arabesque partagée naissent des duos qui finalement s’entremêlent et s’achèvent par un baiser. Tous enrichissent leurs gestes du corps de l’autre jusqu’à nous faire éprouver dans un dernier tableau l’impulsion qui les unit.
Maître à penser de Millepied, Jerome Robbins avait lancé pour sa pièce un pari fou : faire danser le corps de ballet sur les Variations Goldberg de Bach. Cette musique exigeante, peu mélodique et répétitive, offre bien peu de place au mouvement. Si le prologue semble augurer d’une grammaire gestuelle proche de la danse baroque, elle s’intègre ensuite subtilement à une mise en scène épurée, confiant ainsi l’expressivité de la pièce aux seuls interprètes. Vêtus de simples justaucorps de couleurs ternes, ils rehaussent chaque mouvement d’une infime variation d’inclinaison du buste ou du port de tête. De cette sobriété déconcertante émane par instants l’impression que le ballet cherche à s’abstraire des codes de la scène et se constituer en seul exercice de virtuosité. Mais progressivement le regard s’aiguise, et l’on perçoit alors plus aisément au fil des différents tableaux comment chaque mouvement se propage d’un corps à l’autre. Une danse démocratique où les Etoiles adoptent la gestuelle des Quadrilles, à laquelle se mêlent d’ingénieuses trouvailles de pantomimes. Peu à peu la sobriété des tuniques fait place à des costumes aux couleurs vives, jupes de mousseline et vestes de velours, à mesure qu’aux danses de groupe se mêlent des duos d’acrobates vivement applaudis. La pièce s’achève tandis que tout le corps de ballet se retrouve sur scène dans une immense ronde chatoyante aux accents de bal populaire.
De la non-danse frondeuse de Jérôme Bel à l’harmonie des ballets de Millepied et Robbins, ces trois pièces trouvent leur force dans l’extrême attention que les interprètes portent à la musicalité de chaque geste. Tour à tour sifflées ou ovationnées, leurs danses lancent le défi d’un renouveau chorégraphique sur la scène de l’Opéra.
Vu à l’Opéra Garnier à Paris. Photos Benoîte Fanton / Opéra national de Paris.
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