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Portraits d’été : Antoine Defoort

Publié le 30 juillet 2018

Pour certains, l’été est synonyme de repos, pour d’autres, il bat au rythme des festivals. Quoi qu’il en soit, cette période constitue souvent un moment privilégié pour prendre du recul, faire le point sur la saison écoulée et préparer celle qui s’annonce. Nous avons choisi de mettre à profit cette respiration estivale pour aller à la rencontre des artistes qui font vibrer le spectacle vivant. Artistes confirmés ou talents émergents, ils et elles ont accepté de se raconter à travers une série de portraits en questions-réponses. Cette semaine, rencontre avec Antoine Defoort. 

Quels sont tes premiers souvenirs de théâtre ?

Avant de répondre, j’ai envie de préciser un truc : j’ai pas vraiment l’impression de pouvoir parler du « théâtre » comme d’un domaine que je connaîtrais bien. En fait, si j’essaie de cerner ce que j’aime fabriquer ou regarder, ce serait des moments où quelqu’un montre des trucs à d’autres, dans un cadre un peu ritualisé. (Et oui, ça ressemble à du théâtre… mais pas uniquement.) Donc, mes premiers souvenirs de « trucs montrés à des gens », c’est peut-être autour d’un feu, dans la vieille caravane au fond du jardin, ou encore les petits rituels que j’inventais aux Beaux-Arts sans trop savoir ce que je faisais. Et bien sûr, aussi du théâtre. (Oui, la blague c’était de faire semblant que non, et puis finalement si.) Ce qui s’est joué là, ce que j’y ai vécu, c’est peut-être ce que je n’ai jamais réussi à ressentir à la messe : une vraie communion. Une communion de présence, d’intention, une sorte de transe sémantique partagée. Mais alors, commune autour de quoi ? Quelle serait la foi commune ? Peut-être la foi en ce qui est possible ici et maintenant. Croire que quelque chose d’inattendu peut surgir de l’autre, ici, ensemble, dans le même espace. Et décider de le vivre ensemble.

En tant que metteur en scène, quels théâtres veux-tu défendre ?

Est-ce qu’on peut parler de magie ici ? Parce que c’est pas simple, la magie, ça fait à la fois très ringard et très tendance. Mais quand on y pense, c’est juste tout ce qui nous échappe, ce qui est hors du rationnel, ce qui dépasse. Et en fait, c’est partout. Regarde maintenant, là, entre toi et moi. Ces petites lettres que j’ai alignées dans ma tête et que tu lis avec les yeux : elles sont en train de fabriquer des images dans ton cerveau. Franchement, c’est pas un peu de la sorcellerie, ça ? Donc, le « théâtre » que je veux défendre, ou plutôt, les “choses montrées à des gens dans des cadres un peu ritualisés”, ce sont des espaces où on accepte cette magie. Où on l’invoque même. Où on active nos pouvoirs collectifs (d’auteur·rice, de technicien·ne, de spectateur·rice…) pour construire ensemble un répertoire de sortilèges, d’envoûtements, d’exorcismes. Et ensuite, aller œuvrer à préserver ce fragile champ magnétique de la magie, la magisphère.

Et toi, en tant que spectateur, qu’est-ce que tu attends du théâtre ?

J’aime quand on me donne de bons outils pour que je puisse faire mon boulot de spectateur. Parce que oui, c’est un boulot. Une œuvre, c’est un dialogue entre celui qui fabrique et celui qui reçoit. Je trouve qu’on oublie trop souvent la responsabilité du spectateur. Quand on dit « c’était nul », on devrait peut-être commencer par : « bon, on n’a pas réussi à construire quelque chose ensemble », et ensuite se demander pourquoi. Le pire, c’est quand tu sens que tu aurais pu bâtir un truc fort dans ta tête, mais que t’avais pas les bons outils.Frustrant. Mais bon, on sait aussi que c’est ultra subtil, de trouver les bons outils au bon moment. Et puis j’ai envie qu’on soit gentil avec moi. J’aime pas le théâtre méchant. J’aime pas le théâtre qui domine, qui manipule, qui reproduit des violences sous prétexte de les dénoncer. On a déjà assez de ça dans la vraie vie, non ? J’ai rarement vu ça produire autre chose que du désespoir ou de la fatigue.

À tes yeux, quels sont les enjeux du théâtre aujourd’hui ?

Bon, je trouve toujours un peu ridicule les gens qui commencent par « ce qui me frappe aujourd’hui… » alors qu’ils vont dire un truc intemporel. Mais allez, ce qui me frappe aujourd’hui, c’est qu’on ne se comprend pas. On ne s’écoute pas, on ne se parle pas vraiment. Henry Miller disait déjà en 1945 : « On ne se parle pas, on se matraque avec des faits glanés dans des lectures superficielles. » Donc c’est pas nouveau. Moi, je ne comprends pas les gens de droite. J’ai un grand frère de droite. Il est gentil. Il est intelligent. Et pourtant, je ne comprends pas. Mais je promets d’essayer plus fort. J’ai pas vraiment répondu à la question, mais je crois que tu vois où je veux en venir : le théâtre, aujourd’hui, doit peut-être recréer un espace où on peut à nouveau essayer de se comprendre.

Et pour toi, c’est quoi le rôle d’un·e artiste aujourd’hui ?

Tu sais, j’ai entendu un mec à la radio, il bosse chez Microsoft et il est « futurologue ». Oui oui, futurologue. Et quand on lui a demandé ce que c’était, il a dit : “j’observe le présent et j’imagine des combinaisons nouvelles”. Par exemple, Facebook + frigo connecté = ton frigo qui poste ta consommation de yaourts. (Flippant, mais drôle.) Et là je me suis dit : “mais c’est ce que je fais moi aussi !” En vrai, je suis futurologue. Bon, ça sonne mieux qu’intermittent du spectacle quand tu expliques ton taf à ton oncle. Donc pour moi, l’artiste aujourd’hui, c’est un·e magicien·ne futurologue. Quelqu’un qui bricole de nouveaux rituels, qui invente des outils sensibles pour penser autrement, rêver autrement. Et qui se mêle de l’avenir, au lieu de laisser ça à Microsoft.

Et le théâtre dans l’avenir, tu le vois comment ?

Quand j’entends « avenir », je pense « futur », et quand je pense futur, je m’emballe. J’ai besoin d’être optimiste, c’est peut-être égoïste, mais ça me porte. Et puis si le futurologue du présent pense au futur, alors celui du futur devra penser au futur du futur… Tu vois un peu l’enthousiasme que ça me déclenche ! On est dans un moment-charnière. Culturellement, politiquement, économiquement. Tout va bouger. On le sent, on le sait. Et c’est vertigineux. Le théâtre (et les artistes, les magicien·nes futurologues) doivent, je crois, proposer de nouveaux langages. Inventer de nouvelles façons de se regarder, de s’écouter, de s’organiser ensemble. Parce que le monde change. Et que plutôt que d’avoir peur, il va falloir qu’on choisisse l’excitation. Et fabriquer avec elle. Ensemble.

Photo © Simon Gosselin