Photo Anne Maniglier Cartel

Another Distinguée, La Ribot

Par Wilson Le Personnic

Publié le 14 avril 2017

Artiste inclassable à la croisée des genres et des médiums, La Ribot électrise autant qu’elle fascine. Depuis plus de trente ans, cette grande rousse place son propre corps au centre de son art, réinventant sans relâche formes et formats. Aussi bien exposée dans les théâtres que dans les musées, ses œuvres circulent entre danse, performance et arts plastiques. Après l’ébouriffant Distinguished hits au Centre National de la Danse à Pantin, elle présente aujourd’hui au Centre Pompidou sa nouvelle création, Another Distinguée, dernier volet de son projet au long cours des Pièces distinguées, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris.

Œuvre polymorphe et en constante expansion, les Pièces distinguées naissent d’une volonté de briser les codes traditionnels de la danse contemporaine et de déplacer son exposition. Conçues comme des formes brèves et indépendantes, elles s’assemblent en programmes qui interrogent notre rapport au corps, au regard et à l’espace. Aujourd’hui, ce projet compte cinquante trois pièces réparties en cinq cycles distincts, chacun inspiré par les thématiques proposées par l’écrivain Italo Calvino pour le nouveau millénaire : légèreté, rapidité, exactitude, visibilité, multiplicité et cohérence. Another distinguée s’attache plus spécifiquement à explorer l’art de commencer, en nouant des récits autour de la douleur, de la mémoire et de l’oubli.

Aux côtés du comédien espagnol Juan Loriente et du danseur sud-africain Thami Manekehla, La Ribot déploie une partition vibrante de corps et de matières. Dès l’entrée du public, la plongée dans l’obscurité est immédiate : une salle noire, saturée par une musique électronique brutale, aspire les spectateurs au cœur d’un dispositif énigmatique. Une imposante structure recouverte de bâches noires trône au centre : la mystérieuse Sonia, première pièce distinguée de la soirée.

Dans cette obscurité trouée de halos de lumière, trois figures apparaissent, cagoulées et empaquetées dans des couches de nylon couleur chair. Armés de ciseaux, ils s’acharnent à découper ces secondes peaux dans une frénésie sauvage et méthodique. À chaque découpe, les corps se dévoilent, s’échangent et s’effacent parmi les spectateurs qui se reforment derrière eux comme un flux mouvant. Cette ronde effervescente déploie deux nouvelles pièces : Super Romeo et Dark Practices, où violence et fragilité s’entrelacent dans une chorégraphie de démembrement.

Le silence retombe. Un nouveau déplacement invite les spectateurs à changer d’espace. Deux corps nus, simplement recouverts d’un drap blanc et coiffés de perruques blondes, s’allongent au sol, créant une image fragile d’abandon. La Ribot entre en scène, portant une chemise blanche ample et coiffée d’un bonnet en fourrure. Avec précision, elle trace sur les bras des gisants des lignes de feutre noir avant de découper les tissus et les perruques, laissant apparaître la nudité comme un dernier exutoire. La pièce suivante, Sirènes, s’évanouit dans le silence.

Puis vient un duo où les jambes de La Ribot deviennent l’axe d’un rituel d’inscription et de mutilation. À tour de rôle, ses partenaires dessinent des lignes noires et rouges le long de ses jambes avant de déchirer les tissus, exposant la peau comme une surface de mémoire vivante. Ce double geste sacralise le corps, tour à tour objet, sujet et matière d’une performance sacrée. Deux nouvelles pièces, Sacrifice I et Sacrifice II, prennent ainsi corps devant nous.

La scène suivante propulse les trois interprètes dans un enchaînement hypnotique. Dans un long glissement musical, les partenaires s’échangent, répètent, varient le même motif de rapprochement et d’éloignement, dessinant un pas de trois vibrant et instable. Lentement, ils traversent l’espace jusqu’à revenir au point initial, comme si la danse avait circonscrit un territoire invisible. Cette traversée marque Desasosiego, une pièce où l’errance, le désir et la perte tissent une partition sensuelle.

Enfin, dans un dernier tableau, La Ribot badigeonne ses deux complices de peinture rouge avant de s’enduire elle-même de cette couleur viscérale. Allongés côte à côte sur un drap bleu, les trois corps ensanglantés deviennent les témoins muets d’un sacrifice intime et collectif. Accompagnée d’une chanson a capella évoquant l’amour et la perte, cette ultime pièce, Olivia, scelle la soirée sous le signe d’une beauté troublante et irrévocable.

Avec Another Distinguée, La Ribot enrichit son projet des Pièces distinguées de nouvelles performances chargées d’une intense mélancolie et d’un érotisme âpre. Oscillant entre désir et abandon, douleur et sensualité, elle impose une fois de plus son génie du trouble. Dans cet espace sans repères, cette nuit charnelle et plastique, La Ribot orchestre un saisissant requiem pour les corps.

Vu au Centre Pompidou à Paris. Photo © Anne Maniglier Cartel.