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Portraits d’été : Annie Hanauer

Publié le 28 juillet 2017

Pour certains, l’été rime avec pause bien méritée ; pour d’autres, il se poursuit au rythme des festivals. Quoi qu’il en soit, cette période constitue souvent un moment privilégié pour prendre du recul, faire le point sur la saison écoulée et préparer celle qui s’annonce. Nous avons choisi d’accompagner ce temps suspendu en proposant, tout au long de l’été, une série de portraits d’artistes. Qu’ils soient figures confirmées ou talents émergents du spectacle vivant, toutes et tous ont accepté de partager un moment d’échange à travers une série de questions-réponses. Cette semaine, rencontre avec Annie Hanauer.

Quel est ton premier souvenir de danse ?

Je me revois petite, danser sur le tapis vert du salon, rembobiner encore et encore ma cassette de Michael Jackson. À six ans, pour le gala de danse d’été, j’ai décidé de ne pas porter ma prothèse de bras : je faisais de meilleures roues sans. Je portais un costume rouge et blanc à pois, avec des paillettes. Les lumières étaient chaudes sur scène. Dans la voiture, un ami de la famille m’a demandé comment je me souvenais de tous ces pas. J’avais trouvé la question étrange… Pour moi, danser comme ça, c’était normal.

Quels spectacles t’ont le plus marquée comme spectatrice ?

J’ai grandi avec Chantons sous la pluie, Que le spectacle commence de Bob Fosse, Le Lac des cygnes… Aujourd’hui, ce sont surtout les œuvres qui me questionnent sur leur conception, celles qui laissent une empreinte durable, des images qui reviennent longtemps après. Je pourrais citer la carte blanche à Tino Sehgal au Palais de Tokyo, l’exposition Trisha Brown à la Tate, The Cost of Living de DV8, la reprise de The Show Must Go On de Jérôme Bel par la Candoco Dance Company, tout ce que j’ai vu de Forced Entertainment ou Wendy Houstoun, Edits de Lea Anderson, Des témoins ordinaires de Rachid Ouramdane… Ce spectacle-là m’a soufflée. Je n’aime pas trop faire des listes, j’ai toujours peur d’oublier quelqu’un ou de paraître prétentieuse. Mais ces expériences ont vraiment compté.

Quels sont tes souvenirs les plus intenses en tant qu’interprète ?

Improviser tous les jours, les yeux bandés, avec Nigel Charnok. Il a réveillé quelque chose de sauvage en nous. Il n’avait peur de rien. Danser recouverte de peinture dorée dans un stade géant, pendant la cérémonie de clôture des Jeux paralympiques de Londres. Ce n’était peut-être pas un moment clé sur le plan chorégraphique, mais quelle énergie ! Sentir le public partout autour… Et puis, ces instants minuscules et précieux : croiser les yeux d’un autre danseur, au milieu d’une chorégraphie répétée mille fois, et redécouvrir cette personne comme si c’était la première fois. Transpirer. Se perdre, ou se trouver, dans la danse. Être seule sur scène, sentir son cœur battre, entendre sa propre respiration. Et être là, pleinement.

Quelles rencontres artistiques ont été les plus déterminantes pour toi ?

J’ai eu la chance de commencer très tôt au sein de Candoco, une compagnie de danse qui m’a permis de quitter les États-Unis et de m’installer à Londres. J’ai travaillé avec quatorze chorégraphes différents, découvert plein de méthodes et d’univers. Cette expérience m’a donné le temps de me chercher, puis de comprendre quel genre de travail j’avais envie de poursuivre comme interprète et comme artiste. J’y ai rencontré Rachid Ouramdane et Emanuel Gat, deux collaborations fondatrices. Elles m’ont ouvert des portes que je ne savais même pas possibles. En plus de leur travail, ces rencontres m’ont mise sur le chemin d’autres artistes, d’autres contextes, d’autres mondes. Aujourd’hui, je suis heureuse de pouvoir faire tourner ces projets à l’international, d’aller à la rencontre de publics très variés, au-delà des frontières.

Peux-tu partager certaines œuvres qui composent ton panthéon personnel ?

Lamentation (1930) de Martha Graham, les robes de Loie Fuller, Material For The Spine (1986) de Steve Paxton, Set and Reset (1983) de Trisha Brown, Trio A (1966) d’Yvonne Rainer, Le Sacre du printemps de Pina Bausch et de Nijinski. Les pas rapides de James Brown. Savion Glover dans Sesame Street. Bob Fosse. Norma Miller. Fase (1982) de De Keersmaeker. Sage Cowles. Et puis les jeunes qui dansent dans des boîtes mal ventilées, les claquettes sur le bitume, les répétitions dans la cafétéria, les bras qui glissent des barres, les combis démodées des profs… Les grands jetés entre les piliers du sous-sol. Mon panthéon, c’est aussi ça.

Quels sont, selon toi, les enjeux de la danse aujourd’hui ?

La programmation, d’abord. Et la confiance. Pourquoi est-ce que certains programmateurs croient encore devoir prémâcher au public ce qu’il pourrait aimer ? Pourquoi cette idée qu’il y aurait une zone de confort à ne pas bousculer ? Je pense que le public est plus curieux et plus courageux qu’on ne l’imagine. Autre enjeu : la représentation. Qui peut danser ? Qui a accès aux formations, aux ressources, aux lieux, à l’argent ? Et puis la durabilité. Comment continuer à faire ce métier, à se renouveler, à survivre sans s’épuiser ou devenir cynique ? Comment créer nos propres structures de soutien si les modèles existants ne sont pas viables ? Comment coopérer, plutôt que se disputer les miettes ?

Quel rôle un artiste doit-il avoir dans la société aujourd’hui ?

Nous réveiller. Nous pousser à penser, à ressentir. Rappeler notre humanité, nos visions multiples, nos fragilités. C’est peut-être naïf, mais je crois que l’art peut relier les gens, ouvrir des perspectives, provoquer du changement, même à une toute petite échelle. Et parfois, c’est suffisant.

Photo Patrick Imber.