Photo Retrato Angélica

Portraits d’été : Angélica Liddell

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 21 août 2018

Pour certains, l’été est synonyme de repos, pour d’autres, il bat au rythme des festivals. Quoi qu’il en soit, cette période constitue souvent un moment privilégié pour prendre du recul, faire le point sur la saison écoulée et préparer celle qui s’annonce. Nous avons choisi de mettre à profit cette respiration estivale pour aller à la rencontre des artistes qui font vibrer le spectacle vivant. Artistes confirmés ou talents émergents, ils et elles ont accepté de se raconter à travers une série de portraits en questions-réponses. Cette semaine, rencontre avec Angélica Liddell.

Quels sont tes premiers souvenirs de théâtre ?

J’ai commencé à faire et à écrire du théâtre sans en avoir vu, sans en garder aucun souvenir. Quand j’ai écrit mes premières pièces à quatorze ans, je ne connaissais que le cinéma. Je n’ai pas eu besoin du théâtre pour me tourner vers lui. C’est une discipline qui s’est imposée, qui m’a suivie tout au long de ma vie, comme un refuge parfait pour fuir l’angoisse. L’un de mes vrais souvenirs fondateurs, c’est la poésie. Pas celle des vers, mais la poésie comme paradoxe rassurant. Celle qui soigne en même temps qu’elle blesse. Si je remonte à mes premiers souvenirs scéniques, il y a bien sûr mon passage à l’École Supérieure d’Art Dramatique de Madrid. Mais ce que je retiens surtout, c’est l’ennui, le formatage, la couleur grise des âmes, l’absence totale de beauté, la médiocrité ambiante, un grand vide humain et intellectuel. Je me suis toujours sentie étrangère au monde du théâtre. Cet ennui a duré jusqu’au jour où j’ai vu Kantor à Madrid. Ce fut une véritable illumination. Il m’a donné la force de m’engager dans une voie plus souterraine, plus personnelle. Il est resté avec moi toute ma vie.

Qu’est-ce qui t’a donné envie de devenir metteure en scène ?

Je pourrais dire que ce désir vient de Kantor, mais ce serait faux. Mes influences viennent d’ailleurs : Tarkovski, Pasolini, Fassbinder, Kubrick, Sergio Leone, Bergman… mais aussi la Renaissance italienne, le baroque espagnol, Klaus Kinski, Herzog. Mais ce ne sont que des influences. Ce qui m’a réellement poussée sur ce chemin artistique, c’est la douleur. Une douleur infinie que je devais transformer. Il y a un monstre en moi. Un monstre fait d’incapacité à comprendre la vie, à en être responsable, à la supporter, à en être heureuse. Une symbiose étrange entre un trouble intérieur et une volonté esthétique féroce. J’ai cette aptitude à soulever la merde du monde pour y trouver de la beauté. Et j’ai toujours cherché cette beauté avec une forme d’acharnement. Mes moyens d’expression se sont vite teintés de férocité. Ce qui nous pousse à vivre, ce sont toujours ces monstres. Ces créatures surgissent quand on libère soudain notre expression, après l’avoir contenue trop longtemps. Et puis il y avait la solitude. Nous, les solitaires, nous cherchons désespérément à être aimés par des inconnus.

Quel théâtre veux-tu défendre ?

Un théâtre qui parle de ce qu’on ne comprend pas. L’amour, Dieu, la mort. La transcendance. J’ai compris ça en regardant mon père mourir. C’était un moment de vérité nue, de grandeur silencieuse. Une révélation.

Quand tu vas au théâtre, qu’est-ce que tu attends ?

Je cherche à ressentir n’importe quel tremblement. Ce que j’attends, c’est un peu de beauté, mais une beauté qui puisse suspendre ma pensée, comme un vertige doux et brutal. J’aime les œuvres où l’on peut deviner l’âme de l’artiste à travers un voile, et tomber amoureuse de ce qu’on perçoit. Il existe des œuvres creuses, sans souffle, guidées par des objectifs professionnels. Elles ne m’intéressent pas. Je veux lire le frémissement spirituel de celui ou celle qui crée. Je veux sentir son souffle mortel. Je veux reconnaître un « je » à travers ce voile. Je veux pouvoir dire « il est là ! ». Je veux que ce mystère me saisisse, comme une énigme au milieu d’une épidémie, dont la solution pourrait sauver le monde. Je veux rencontrer une âme, comme on reconnaît un peintre derrière un tableau de Bacon, de Goya ou de Rothko. Je veux sentir cette individualité forte, irremplaçable. Qu’elle me donne accès à l’incompréhensible. Je veux que l’artiste devienne médium. Je veux aimer, je veux trembler, je veux faire l’expérience d’une transe qui m’empêche de penser. Je veux ressentir de l’émotion pure. Être cette aveugle qui regarde à travers une fine lucarne de tulle.

Pour toi, quels sont les enjeux du théâtre aujourd’hui ?

Qu’il s’engage partout où il le peut. Qu’il reste vivant, courageux, libre. Qu’il prenne des risques. Et qu’il ne s’endorme jamais.

Quel rôle l’artiste devrait-il jouer dans la société aujourd’hui ?

Aucun. Le théâtre meurt quand l’artiste se croit porteur d’une mission, d’un rôle, d’une responsabilité sociale, historique ou politique. La force de l’art, c’est son inutilité. C’est là que réside sa puissance. La politique est contrainte, l’art est liberté. L’artiste ne doit rien à la société. Tout ce qu’il doit faire, c’est oser. Tout. S’il a une seule obligation, c’est celle que formulait Tarkovski : « La beauté est une obligation, et nous sommes ses serviteurs. » Il disait aussi : « Faire du cinéma et prier, c’est la même chose. » Cette prière sans dogme, sans Église, cette audace pure, obéit à d’autres lois que celles de la raison. Elle déborde le cadre social. Elle mène l’artiste jusqu’au cœur des nerfs, des glandes, des tendons. Jusqu’au dilemme entre esprit et matière. L’artiste doit nous conduire jusqu’aux fantasmes, éclairer les parois d’une grotte oubliée, nous faire naviguer sur des eaux troubles. Un artiste qui signe un contrat avec la société ne peut émouvoir que dans les limites étroites du convenable. Et ces limites appauvrissent l’art. La poésie est antisociale.

Selon toi, quelle sera la place du théâtre dans l’avenir ?

J’aimerais que l’ère du puritanisme progressiste touche à sa fin. Le théâtre est l’art vivant le plus soumis aux interdits. Sur scène, les tabous se renforcent, car tout y est incarné, vivant, frontal. Or, la scène est le lieu même où le tabou devrait exploser. Le théâtre est devenu si conservateur qu’il a transformé la scène en échafaud. Il confond expression, politique et loi.Mais le théâtre doit retrouver sa fonction première : celle du sacrifice dramatique. La politique respecte le tabou. La poésie, elle, le transgresse. Et cette transgression passe par l’hyper-morale, celle dont parle Bataille. La loi civile n’est pas la loi poétique. Et la scène doit répondre à cette autre loi. Une loi invisible, pulsionnelle, qui transforme le théâtre en rituel, en tragédie sacrée.

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