Par Marie Pons
Publié le 25 novembre 2022
Combien de calories dépensées pour faire le deuil d’une époque ? Combien de kilowatts faut-il pour éclairer un futur sombre ? Quel est le poids d’une forme d’espoir ? Presque chaque automne, Katerina Andreou présente son travail à l’Espace Pasolini à Valenciennes, dans le cadre du Festival NEXT. Cette fois, elle érige avec Mourn baby mourn un mur de parpaings, en solo, contre lequel elle jette ses propres mots.
La danseuse entre d’un pas décidé dans l’espace bordé de néons posés à même le sol. Elle porte, déplace, empile les blocs de béton les uns après les autres, élevant un mur gris au centre du plateau. Elle prend appui tantôt sur le sol, tantôt sur ces plots rugueux, comme pour tester la résistance de chaque option. Le geste est précis, mesuré, répétitif. Le matériau soulevé est rêche, dur. Comme les phrases projetées en lettres blanches sur la paroi tout juste dressée : « Ils ne vont jamais arriver, ces futurs auxquels on a cru ». Si la détresse est un mot trop fort, si elle n’aime pas celui de nostalgie, la lamentation (mourn) dans laquelle se lance Katerina Andreou est infusée de colère, d’une énergie prête à exploser, du besoin urgent de faire un geste là, maintenant, tout de suite, de dire et de danser dans un même élan rapide. Sinon boom.
Si Pénélope tisse une toile qu’elle défait pour contrer le sort, Katerina façonne des projectiles en forme de mots à partir de son trouble et de ses anxiétés, les rendant lisibles, partageables. Sa mélancolie a une couleur dorée, « super précieuse », plutôt qu’une bile noire, peut-on lire. Une aura poisseuse mais scintillante, telle la poussière magique de la fée Clochette, qu’elle secoue dans cette chorégraphie. Ses jambes sont motrices, avancent d’un bond ou à grands pas, cavalent ou marquent la pulsation en sautant vivement d’un pied sur l’autre. Mais parfois elles se dérobent sous elle, ses genoux se replient comme une cocotte en papier froissé. Quelque chose ne fonctionne pas tout à fait comme d’habitude dans ce corps que l’on a souvent vu danser. La voilà en train de tenter de nouveaux chemins articulaires, empoigner son pied, sautiller sur l’autre, tomber en grand écart, se relever. Elle chute comme pour chercher un rebond sur le sol, comme si elle demandait au plancher du monde de l’informer sur son existence toujours en cours, de l’alerter sur ses propres contours. Danser, écrire, dire relève ici d’un même geste, c’est à la fois taguer, construire, tenter d’articuler l’horizon bouché, signer de son paraphe comme on griffonne « je suis là » dans un couloir de métro, pour tenter d’appuyer cette certitude là contre un monde devenu incompréhensible, insaisissable.
Pour faire tout cela, rien de mieux que le parpaing, concret, solide et fiable, chaque bloc à même de soutenir le poids d’une humaine, ses questions et sa peine. « Face aux monuments je bloque / je préfère les murs / ils me font passer à l’acte » lit-on encore. Les mots lancés par la chorégraphe débordent du support, certains sont format géant. À nous aussi, face à la palissade grise, de remplir l’espace de projection par ce qui se forme dans nos imaginaires. Comme se demander où l’on dépense les calories de la révolte dans notre hygiène de vie, penser au capitalisme qui bétonne vite et mal, au minéral qui recouvre la surface terrestre telle une chape de plomb, aux ouvriers au travail chargés de bâtir un modèle qui s’écroule.
Le partage de cet état, celui d’être totalement clouée sur place par l’époque et son atmosphère, lestée par le poids du passé et celui du futur, et se demander honnêtement quoi faire au milieu de cette situation rend ce solo profondément émouvant, pertinent et nécessaire. Katerina Andreou repart, renâcle, court une nouvelle fois en cercle, fait un refus d’obstacles. Sa cage thoracique accuse les coups du beat qui la porte, comme un hoquet incorporé, un sursaut énergique. Avec ses genoux portés hauts, bras écartés, ses déplacements sur la pointe des pieds, son corps traverse des gestes issus de styles de danses qui émergent par éclats, comme la compilation, la digestion d’époques plurielles par un corps qui lutte pour trouver du sens dans la sienne.
Un sas s’ouvre. Perchée à califourchon sur le rempart de béton, un clavier entre les mains, elle compose, immobile, une mélopée cotonneuse, presque anesthésiante, délivrée dans une atmosphère brumeuse. Un paysage d’évasion se forme en image 3D, projeté rose sur gris ; un chemin qui serpente entre deux montagnes, des dauphins fluo qui s’élèvent et plongent inlassablement dans des flots sans bruit, sans écume. Une machine à rêves couleur barbe à papa, qui propose des images de synthèse, un trompe-l’œil qui nous rappelle les palmiers imprimés sur le short de la danseuse, comme un souvenir des années 1990, époque à laquelle elle nous confie être possiblement restée coincée. La mélodie plane assez longtemps pour songer à ces boucles temporelles, pour nous hypnotiser légèrement dans un endroit de réconfort fabriqué.
Le mur n’est pas là pour tomber, être fracassé, le corps ne s’y jette pas, il n’y a pas d’anéantissement en point d’orgue. Katerina Andreou cherche une ligne de crête plus fine, entre l’impasse et l’explosion, entre la brèche et le fond du trou, un endroit fragile où elle avance sur la pointe des pieds, mais tête la première. Le réconfort finalement, ça tient à quoi ? À une phrase affichée en lettres géantes « ça va pas du tout du tout du tout du tout du tout du tout là », à ses yeux clairs qui nous regardent pour la première fois avant le noir final, et semblent nous retourner la question : et maintenant, on fait quoi ? Au partage choisi pour ne pas rester figée avec sa rage et sa sidération. À un mur de parpaings qui crée une élasticité de la pensée. À une danse qui tente quand même, à une chorégraphe au travail avec tout cela.
Vu à l’Espace Pasolini à Valenciennes, dans le cadre du festival Next. Mourn baby mourn, conception, performance Katerina Andreou. Son Katerina Andreou & Cristian Sotomayor. Lumières Yannick Fouassier. Regard extérieur Myrto Katsiki. Photo © Claudia Pajewski.
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