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Clara Le Picard, All Bovarys

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 4 juin 2015

Dans All Bovarys, Clara Le Picard poursuit son exploration des figures sociales à travers le prisme de la fiction, en convoquant sur scène l’ombre d’Emma Bovary, héroïne du premier roman moderne, et la sienne propre. Entre conférence performée, autofiction et comédie sociale, le spectacle interroge nos désirs d’ailleurs, nos rêves d’émancipation et la fabrication des identités dans une société traversée par l’hyperconsommation et la norme.

La figure de Madame Bovary te suit depuis ton solo Dreaming with Madame Bovary. Peux-tu revenir sur les prémices de ta nouvelle création, All Bovarys ?

Après Cooking with Martine Schmurpf, j’ai eu envie de travailler sur la société de consommation et sur l’uniformisation qu’elle induit. Madame Bovary m’est apparu comme le roman fondateur de cette ère, notamment à travers le personnage d’Emma, qui voit dans la consommation le moyen de réaliser ses rêves. Elle tombe dans le piège du modèle fantasmé, des débuts de la publicité. Quand je conçois un spectacle, je commence par un temps long de recherches et de lectures autour des thématiques qui m’intéressent. De là, j’écris un premier spectacle dans lequel je raconte le spectacle que j’aimerais créer, sans me soucier de sa faisabilité économique. C’est ce que j’appelle les Dreaming of : des formes légères, jouées dans des lieux variés, appartements, salles de classe, entrepôts, galeries — qui me permettent de rencontrer le public très tôt, dès la genèse du projet. Ces moments sont essentiels pour affiner mes axes de réflexion. Ensuite, je retourne en résidence pour écrire la version théâtrale “réalisable”, avec toutes ses contraintes économiques, techniques, mais aussi artistiques. D’où l’existence de deux spectacles issus d’un même noyau de pensée.

All Bovarys se présente comme une conférence. Pourquoi avoir choisi cette forme ?

Emma Bovary est sans cesse projetée vers un avenir rêvé, vers ce qu’elle fera « plus tard », avec l’argent qu’elle n’a pas. Elle se précipite vers les objets pour être à la hauteur d’une vie fantasmée. Cette mécanique de désir me paraît au cœur de nos compulsions d’achat contemporaines, mais aussi très proche de ma position d’artiste : je rêve mes spectacles bien avant qu’ils aient une existence physique, ou un budget. Aujourd’hui, créer un spectacle est une gageure : les coups portés à la culture, les réductions budgétaires, la fragilité des financements rendent la chose presque absurde. D’où l’envie de traiter la création comme une utopie, une forme de mirage qui a pourtant besoin d’exister. Cette proximité entre Emma et l’artiste m’a beaucoup amusée. Il y a là une double mise en abîme : la création rêvée, mais aussi la place de l’humain, de l’individu qui se projette sans cesse ailleurs. Le seul être vivant, à ma connaissance, capable de se rêver différent de ce qu’il est.

Tu brouilles volontairement la frontière entre fiction et réalité, notamment avec la présence de ta mère sur scène. Pourquoi cette ambivalence ?

C’est une stratégie presque tactique : le spectateur, en cherchant à démêler le vrai du faux, baisse sa garde. Il s’ouvre. Ce flou volontaire active le mécanisme d’identification : à partir du moment où il croit reconnaître un détail réel, il entre dans le jeu. L’apparente impudeur de ma démarche désarme, mais c’est une clé d’accès à une remise en question intime. D’un point de vue plus large, je m’intéresse au jeu social comme théâtre permanent : chacun joue son rôle, dans sa famille, son métier, sa posture sociale. La liberté d’être soi est un idéal difficile à atteindre. Flaubert affirmait avoir écrit Madame Bovary avec une rigueur scientifique, en effaçant sa propre présence. J’ai voulu pousser cette idée jusqu’au bout, en créant une “expérience” où fiction et réalité se mélangent, y compris avec la figure de ma mère. Tout est écrit, mis en scène. Ce ne sont pas nos vies : ce sont des figures inspirées de la relation parent-enfant dans ce qu’elle peut avoir de douloureux, d’admiratif, de piégé aussi.

Dirais-tu que All Bovarys est politique ?

Je pense que All Bovarys pose une question politique essentielle : quelle est la place de l’individu dans une société de normes ? Bien sûr, cela concerne les femmes, et leur statut dans la création, dans le théâtre, mais je crois que le propos déborde cette seule dimension. Baudelaire disait d’Emma qu’elle avait “toutes les qualités viriles”. Derrière la formule datée se cache une évidence : Emma est aussi un miroir pour les hommes. Elle incarne l’aspiration humaine à sortir de sa condition imposée. Et moi, en tant qu’artiste, je dois moi aussi convaincre la société que mon travail a sa légitimité. Quelle différence entre les rêves d’Emma et les miens ? Ce sont des moteurs de transformation. Les rêves dérangent l’ordre établi. Ils portent en eux une promesse d’ailleurs, de subversion douce. Le bovarysme, c’est la part vibrante, vivante, utopique de chacun de nous, à condition qu’on sache repérer les mensonges sociaux qui nous enferment. Ce que Flaubert révèle dans son roman. Avec All Bovarys, je rends hommage à la puissance de la création, au rôle politique de l’artiste, à la résistance des œuvres d’art. On peut couper les budgets, mais pas la nécessité de créer. L’artiste, par définition, dérange. Il rêve contre l’ordre. Et je veux remercier Flaubert, Woolf, et tous les autres : ceux qui n’ont pas suivi les chemins tracés, qui ont risqué de penser autrement, d’écrire autrement, de vivre autrement.

Vu à la Ménagerie de verre. Photo Agnès Mellon.