Publié le 8 juillet 2017
Pour certains, l’été rime avec pause bien méritée ; pour d’autres, il se poursuit au rythme des festivals. Quoi qu’il en soit, cette période constitue souvent un moment privilégié pour prendre du recul, faire le point sur la saison écoulée et préparer celle qui s’annonce. Nous avons choisi d’accompagner ce temps suspendu en proposant, tout au long de l’été, une série de portraits d’artistes. Qu’ils soient figures confirmées ou talents émergents du spectacle vivant, toutes et tous ont accepté de partager un moment d’échange à travers une série de questions-réponses. Cette semaine, rencontre avec Alexandre Achour.
Quel est ton premier souvenir de danse ?
Mes premières expériences de danse remontent à mes 11 ans, avec un imaginaire très incarné. Je dansais Arielle, la petite sirène : une chorégraphie avec l’eau quand j’avais accès à une piscine, ou avec le vent, en chantant à tue-tête. C’est aussi à cet âge que, sans le savoir, j’ai commencé une pratique d’incorporation musicale. Ma chambre devenait une scène, les paréos et châles mes costumes, et le public que j’imaginais comptait au moins mille personnes. J’essayais de m’abandonner totalement à la musique, de l’habiter. Je devenais Itsi bitsi petit bikini de Richard Anthony, ABC des Jackson 5, I Feel Love de Donna Summer ou encore Le Freak de Chic.
Quels spectacles t’ont le plus marqué en tant que spectateur ?
J’avais 18 ans quand j’ai vu ma première pièce de danse : Swan Lake chorégraphiée par Matthew Bourne. J’étais dans un état de découverte absolue. Je découvrais le théâtre comme lieu de perception collective et intime à la fois, la danse comme forme à la fois codifiée et narrative, et une histoire que je connaissais déjà. Mais rapidement, ce type de spectacle m’est apparu prévisible. Ce qui a véritablement déplacé mon regard, c’est Umwelt(2004) de Maguy Marin. Cette pièce m’a bouleversé : j’y ai senti un espace d’expérimentation, de conceptualisation, qui m’a poussé à réfléchir autrement. Plus tard, Shichimi Togarashi (2006) de Juan Dominguez m’a profondément marqué. J’ai été frappé par la manière dont il manipulait mon attention pendant la pièce. Cette capacité à modifier la perception m’a ouvert les yeux sur le potentiel affectif de la performance.
Quels sont tes souvenirs les plus intenses en tant qu’interprète ?
Il y a des intensités enthousiasmantes… et d’autres, plus déroutantes. Dans Revolution Won’t Be Performed (2013) de Saša Asentić, une pièce participative, le public voyage à travers différentes formes de contestation et d’expression artistique en Europe au XXe siècle. Dans la troisième séquence, inspirée de Mai 68 et de la performance des années 60–70, j’interprétais une action brutale : frapper un autre danseur avec un bâton, incitant le public à réagir. Lors d’une représentation au Théâtre National Serbe à Novi Sad, un spectateur m’a soudainement étranglé. Ce fut l’un des rares moments où j’ai perçu la scène non plus comme un espace protégé, mais comme un lieu d’exposition véritablement risqué, imprévisible. Autre souvenir fort, mais dans un contexte totalement différent : en 2016 à Marrakech, avec un petit groupe d’interprètes liés au travail de Tino Sehgal. Nous intervenions sur la place Jemaa el-Fnaa, lieu de performance populaire où les gens forment une Halqa, un cercle vivant autour de ce qu’ils observent. Nous chantions et dansions au milieu du tumulte. L’énergie qui émanait de la foule était incroyablement puissante, parfois écrasante. Ce contraste, avec les rituels polis du théâtre occidental, m’a profondément marqué.
Quelles rencontres artistiques ont été déterminantes dans ton parcours ?
Mes collaborations avec Saša Asentić et Xavier Le Roy. Ce sont des relations longues, vivantes, à la fois personnelles et professionnelles, simples et complexes. Il y a une infinité de moments, d’échanges, d’ajustements qui les rendent essentielles.
Quels sont, selon toi, les enjeux de la danse aujourd’hui ?
La danse a su se réinventer loin des carcans classiques : elle a affirmé sa singularité, comme expression d’un soi sensible et incarné, avant de se distancier de cette introspection pour adopter des approches plus analytiques, conceptuelles. Elle a exploré d’autres lieux, notamment les musées, où les publics sont plus hétérogènes. Aujourd’hui, il me semble essentiel qu’elle continue à investir des territoires inattendus, à occuper des espaces où elle n’est pas attendue, à se risquer dans des formes, des discours, des gestes inhabituels. Trouver encore des manières alternatives de produire, de se représenter, de se rendre visible.
Quel rôle peut jouer un artiste dans la société aujourd’hui ?
Tout dépend du contexte. La société n’est pas homogène. En Chine, par exemple, il n’existe que quelques lieux pour la scène contemporaine, souvent financés par l’État, donc étroitement surveillés. L’expérimentation y est très difficile. Et pourtant, certains artistes y trouvent des brèches, créent malgré tout. Je pense à Guo Rui, qui joue un rôle transformateur fondamental. En Europe, où les réseaux de production sont vastes, où l’offre culturelle est abondante, le rôle de l’artiste est peut-être moins évident à définir. Il ne s’agit pas de répondre à une injonction, mais d’adopter une forme d’attention au monde. Imaginer d’autres formes de représentation, d’autres manières de produire, de rencontrer. Je pense à cette biennale organisée dans un ancien bunker construit par Tito en Bosnie-Herzégovine, à Konjic. Ce lieu, conçu pour résister à une guerre nucléaire, a été reconverti en espace d’art contemporain par Edo et Sandra Hozić. Tous les deux ans, des artistes y créent des œuvres en lien avec cet espace hors du temps. C’est une manière d’écrire une autre histoire à même l’architecture. Tous les artistes ne peuvent pas transformer le monde, mais chacun peut exercer une qualité d’écoute, une forme d’attention active à ce qui l’entoure.
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