Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 10 février 2017
À la frontière du cinéma, de la performance et de l’art contemporain, les installations vidéo d’Aernout Mik interrogent les comportements collectifs et les micro-violences du quotidien. Avec Daytime Movements, fruit d’une collaboration inédite avec le chorégraphe Boris Charmatz, l’artiste néerlandais brouille davantage les lignes entre mouvement chorégraphique et tension sociale. À travers un dispositif immersif et fragmenté, le film donne à voir une communauté en perpétuelle recomposition, où le désordre des corps devient langage.
Tes vidéos peuvent souvent être perçues comme des chorégraphies abstraites. Comment travailles-tu avec les interprètes en amont ? Tu fais appel à des amateurs, ou tu collabores aussi avec des danseurs ?
Avant ma collaboration avec Boris Charmatz, je n’avais jamais travaillé avec des danseurs professionnels. La majorité de mes collaborateurs sont des amateurs, parfois des acteurs, mais rarement issus du monde de la danse. Je travaille sans répétitions préalables, en créant des situations qui émergent de dispositifs précis, mais ouverts, où je donne quelques consignes simples sur place. C’est une méthode qui laisse une large place à l’improvisation, où l’organisation et l’accident se croisent, s’affrontent, coexistent. Le but est de générer une dynamique collective, un comportement de groupe qui échappe à la fiction linéaire et explore les tensions internes du réel.
Est-ce que tu t’attendais à ce que ton travail soit autant associé à la danse contemporaine ?
Mes vidéos sont toujours projetées dans le silence, ce qui renforce l’attention portée aux corps, aux gestes, aux rythmes. Il y a une lecture physique des rapports entre individus, entre corps et objets, entre corps et espace. Mon travail aborde des thématiques sociales et politiques contemporaines, mais de façon décentrée, avec une narration volontairement ouverte, poreuse. Ce flou narratif, cette mobilité du sens, crée une sorte de vocabulaire corporel que certain·es perçoivent comme chorégraphique. Au départ, je ne pensais pas consciemment à la danse, mais au fil du temps, j’ai vu que des artistes issus de ce champ y retrouvaient des résonances.
Tu as co-signé Daytime Movements avec Boris Charmatz. Comment est née cette collaboration ?
L’envie de collaborer est née d’un échange public à la Ruhrtriennale, en Allemagne. Nous connaissions déjà nos travaux respectifs, et cette discussion nous a donné le sentiment que croiser nos pratiques pouvait être fertile. Nous partageons une fascination commune pour les formes collectives, pour la manière dont le mouvement se propage, se contamine, traverse les corps. Tous les deux, nous inventons des dispositifs qui explorent des zones floues, des états de transition, des instabilités de l’espace ou du groupe. Chez Boris, j’ai reconnu une manière singulière d’utiliser le corps comme outil critique, comme langage politique.
On sent chez vous deux une obsession commune pour le collectif, la communauté, la foule. Comment ce lien s’est-il concrétisé dans Daytime Movements ?
Le film explore ce moment fragile où une communauté se forme… et se désagrège. C’est cette tension que je trouve passionnante. Il y a toujours, dans mon travail, une reconnaissance immédiate de ce qu’on voit, suivie d’un trouble progressif, d’un glissement de la situation vers l’abstraction ou l’absurde. Ce que Boris a apporté ici, c’est un regard neuf sur ces dynamiques, une physicalité plus affirmée. Nous avons trouvé un terrain commun dans l’instabilité, dans les formes mouvantes, les regroupements spontanés, les conflits larvés ou les abandons inattendus.
Concrètement, comment avez-vous travaillé ensemble ?
On a mis en place une situation ouverte, où chacun pouvait injecter ses méthodes. Boris a commencé à travailler avec ses danseurs comme s’il préparait une nouvelle pièce. J’ai introduit des amateurs et même un chien, perturbant l’équilibre initial. Boris était à la fois à l’intérieur du groupe et dans un rôle de direction, tandis que je dirigeais l’ensemble de l’extérieur : techniciens, cadreurs, performeurs. On avait en quelque sorte deux metteurs en scène simultanés, ce qui a très vite créé des situations ambiguës, instables, parfois confuses. La fiction d’une répétition filmée s’est dissoute. Ce qu’on a obtenu est plus brut, plus vibrant.
Le film se déroule dans deux lieux bien distincts : le Théâtre National de Bretagne et un parking sous la pluie. Que représentent ces espaces ?
Le foyer du théâtre a été choisi pour son aspect générique, presque hors du temps, ouvert à toutes projections. Dès le départ, on voulait des lieux traversés, poreux, perméables à l’imprévu. Dans le parking, ce sont les voitures, les passants, la météo qui injectent une part d’aléatoire. Ces lieux ne sont pas juste des décors : ils deviennent des entités actives. Pour les corps, on a travaillé à partir d’un répertoire de gestes, répété dans des contextes différents. La pluie, la boue, les aspérités du réel viennent déformer cette répétition. Ce contraste entre un espace quasi clinique et un environnement organique amplifie l’écart entre abstraction et réalité.
Le dispositif multi-écrans est essentiel dans ton travail. Dans Daytime Movements, que permet cette fragmentation du regard ?
En multipliant les points de vue, on place le spectateur à l’intérieur d’un territoire mouvant. Il ne s’agit plus simplement de regarder, mais de se déplacer, de reconfigurer sa perception. C’est une expérience physique, presque chorégraphique du regard. Le montage, lui aussi, travaille par juxtaposition et collision : l’action et l’inaction, le centre et la périphérie, le visible et l’invisible coexistent. Il ne s’agit pas de hiérarchiser, mais de créer des tensions, des rythmes, des interférences. Le spectateur devient acteur d’une circulation des images.
Tes vidéos ont souvent la qualité d’une performance filmée. Tu pourrais un jour envisager de mettre en scène une pièce pour le théâtre ?
C’est une question que je me pose parfois. Mais je n’ai pas encore franchi ce seuil. Ce que j’aime avec la vidéo, c’est la possibilité de capter l’accident, le surgissement, et surtout de recomposer tout cela au montage. Cette post-production est une écriture en soi, qui me permet de jouer sur les strates temporelles, les ruptures, les correspondances. Sur un plateau, on travaille dans la présence, l’instant, ce qui est très fort, mais le type d’accident qui m’intéresse est d’un autre ordre. Il faudrait sans doute imaginer un dispositif qui me permette d’explorer cette frontière sans renoncer à la part d’imprévisible.
Vu au Musée de la danse. Photo Aernout Mik.
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