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About Kazuo Ohno, Takao Kawaguchi

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 31 octobre 2018

Avec About Kazuo Ohno, Takao Kawaguchi s’engage dans une démarche radicale : copier à l’identique les gestes du maître du butô à partir d’archives vidéo. Un paradoxe troublant pour une danse née de l’intériorité, que l’artiste revendique comme un acte de création à part entière. Entre hommage, effacement de soi et vertige de la reproduction, il questionne la mémoire du corps, l’authenticité et la transmission. 

Peux-tu revenir sur la genèse de About Kazuo Ohno ?

Ces dernières années, mon travail d’interprète s’est peu à peu recentré sur un mouvement né de l’intérieur du corps. Puis, comme une évidence silencieuse, le nom de Kazuo Ohno s’est imposé. J’ai alors entamé un travail de recherche sur son œuvre. C’est mon dramaturge, Naoto Iina, qui m’a proposé de commencer simplement : copier ses gestes. Ensemble, nous avons exploré les archives de Kazuo Ohno et j’ai pu emprunter de vieilles cassettes VHS de ses performances. Au départ, je pensais concevoir une « performance-conférence », mais à mesure que les répétitions avançaient, la pièce s’est construite autour d’une imitation purement physique de sa danse. J’ai travaillé ces interprétations pendant plusieurs semaines avant de montrer un premier jet à Yasuhiko Takeuchi, l’un de ses disciples. Il a trouvé ma tentative intéressante, mais m’a dit : « Peu importe avec quelle intensité vous travaillez, peu importe à quel point vous vous rapprochez du maître, il restera toujours un vide. Ce vide, c’est votre essence. » Ces mots ont profondément nourri ma démarche.

Comment as-tu initié la recherche de About Kazuo Ohno ?

J’ai délibérément choisi de ne pas m’appuyer sur ses écrits, ni sur ses interviews, ni même sur la philosophie qui entoure son œuvre. Pas d’anecdotes, pas d’analyses. Pour sélectionner les séquences, je me suis laissé guider par un mélange d’intuition et d’émotion. J’ai choisi trois œuvres : Admiring La Argentina (1977), My Mother (1981) et Dead Sea (1985). Ma méthode consistait à observer les vidéos en boucle, et à copier chaque geste avec précision, en restant au plus près de ce que je voyais. Y compris son corps vieillissant, ses tremblements, ses trébuchements, ses hésitations. Je me suis volontairement restreint à l’extérieur du geste, à la surface. Kazuo Ohno affirmait que la danse devait venir de l’âme, que la forme n’était qu’un résidu secondaire. Et pourtant, j’avais cette intuition : si je parvenais à copier intégralement son état corporel, alors peut-être que quelque chose de son intériorité surgirait.

Quel rôle le butô joue-t-il aujourd’hui dans la danse contemporaine japonaise ?

Tatsumi Hijikata, cofondateur du butô, disait que c’était « un cadavre qui essaie désespérément de se tenir debout ». Jusque dans les années 1980, le butô était proéminent, à la fois au Japon et en Europe. Mais dès les années 1990, il a commencé à se marginaliser dans son propre pays, à perdre de son impact. C’est paradoxalement à l’étranger que le butô a trouvé un nouveau souffle : en Europe et en Amérique, son approche radicale du corps et de la présence scénique a continué de fasciner. Beaucoup d’artistes japonais se sont alors exilés pour continuer à explorer cette esthétique hors normes. Aujourd’hui encore, le butô survit davantage comme mythe et comme filiation que comme mouvement vivant au Japon.

Tu venais d’un tout autre univers avant de t’attaquer à Kazuo Ohno. Comment ton travail a-t-il été perçu par la communauté butô japonaise ?

Je crois qu’au départ, l’idée même de copier Kazuo Ohno en a déconcerté plus d’un. Le spectacle a vu le jour en 2013, soit trois ans après sa mort. Il était devenu une figure quasi sacrée, danseur jusqu’au bout de l’âge, jusqu’à 103 ans. L’idée d’imiter ses gestes, de reproduire son corps, pouvait sembler irrespectueuse, voire sacrilège. Évidemment, j’ai reçu des critiques. Certains m’ont accusé de détourner son héritage, de vouloir m’approprier son âme. Mais, en parallèle, de nombreuses voix, y compris dans le milieu du butô, ont salué une tentative nouvelle, un geste inattendu dans une scène qui stagnait. Ce que j’ai proposé, ce n’était pas une révérence mais un trouble, une provocation douce. Et cela a permis de réinterroger une mémoire que l’on croyait figée.

En Europe, on voit émerger un intérêt fort pour la question de l’archive en danse. Est-ce aussi le cas au Japon ?

Oui, il y a une prise de conscience croissante. Des initiatives importantes ont vu le jour : les archives de Hijikata ont été fondées dès 1998 à l’Université Keio, le musée Kamaitachi a ouvert à Akita en 2023, et à Tokyo, le Shy Cafe Ko Murobushi Archive perpétue la mémoire de Ko Murobushi. L’été dernier, le festival Dance ga Mitai! a même reprogrammé La Danseuse Malade de Hijikata. Mais malgré ces avancées, le Japon souffre d’un manque cruel d’infrastructures pérennes pour conserver et transmettre la mémoire de la danse. Aucune institution publique de référence n’a vu le jour. Comparé à l’Europe, l’accessibilité aux archives y reste encore très limitée, souvent dépendante d’initiatives individuelles ou privées.

Vu à l’Espace Cardin / Théâtre de la Ville. Photo Takuya Matsumi.