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2025.05 Nermin Habib, ISTEHWAZ (Reclaiming)

Par Wilson Le Personnic

Publié le 14 mai 2025

Entretien avec Nermin Habib
Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Mai 2025

Nermin, tu vis et tu travailles en Egypte. Comment décrirais-tu ta réalité professionnelle et artistique ?

L’environnement dans lequel j’évolue est particulièrement exigeant. Il laisse peu de place à ce que l’on pourrait appeler le « luxe » de pratiquer l’art que l’on aime, en particulier lorsqu’on le fait de façon professionnelle et indépendante. En parallèle de mon travail de création, j’enseigne la danse contemporaine et la danse Baladi auprès de publics précaires dans des communautés marginalisées autour du Egypte. Je développe également des collaborations avec des artistes indépendants dans des régions isolées du Delta et de la Haute-Égypte. Je suis par ailleurs cofondatrice d’Echo, une compagnie qui œuvre à la diffusion des arts visuels et chorégraphiques en dehors des grands centres urbains. Ce contexte exigeant agit comme un moteur, renouvelant sans cesse ma démarche créative. En Égypte, les tensions et les contrastes nourrissent un art brut, dépouillé, profondément enraciné dans la réalité quotidienne, habité par la passion, la résistance, l’endurance et la vérité. Je me sens privilégiée de créer dans un pays où chaque rue, chaque recoin, porte une histoire. Cet environnement constitue une source d’inspiration inépuisable pour tout·e artiste.

Comment décrirais-tu ta recherche artistique ?

Ma pratique artistique s’inspire de ma réalité et de mon quotidien, en tant que femme, artiste et danseuse. Grâce à mon travail, j’ai eu l’opportunité de traverser l’Égypte, de m’aventurer dans des territoires reculés, souvent marginalisés, et en rencontrant des communautés souvent invisibilisées. Ces rencontres et ces contextes me permettent d’observer, de documenter et d’archiver une grande variété de récits, que je réinvestis dans mon travail artistique. Je suis très attentive à ce qui m’entoure : les sons, les images, les récits que l’on entend dans les médias. Ces éléments, souvent banals en apparence, deviennent pour moi des matériaux vivants. Je collecte, sélectionne et assemble des matériaux, surtout sonores, qui captent l’atmosphère de mon quotidien. Ils servent ensuite de point de départ à mes créations. J’utilise cette réalité comme point d’appui : elle devient à la fois un outil de création et un déclencheur pour faire émerger des récits indispensables sur scène.

Pouvez-vous retracer la genèse de ISTEHWAZ (Reclaiming) ?

ISTEHWAZ (Reclaiming) est né d’un constat : celui des transformations sociales et des bouleversements urbains et architecturaux qui ont marqué Le Caire au cours des trente dernières années. Ces transformations ont profondément modifié le paysage urbain, entre constructions, démolitions, réaménagements, mais aussi l’effacement progressif de lieux familiers. Certains de ces changements ont une dimension historique ou sociale, tandis que d’autres touchent à des habitations, des lieux de vie, parfois des lieux de mémoire… J’ai commencé à sentir que je perdais une part de mon identité dans cette ville où j’ai grandi. J’ai réalisé que mon espace personnel  était en train de changer, disparaissait peu à peu, et que les repères familiers de mon enfance s’effaçaient progressivement. De là est née Reclaiming : une tentative de réinvestir mon espace intime, mais aussi celui de tous ceux et celles qui partagent ce sentiment de perte ou de déplacement.

Comment as-tu initié la recherche de ISTEHWAZ (Reclaiming) ?

Tout a commencé par des archives que j’ai patiemment constituées pendant un an et demi. Cette archive mêlait des événements concrets, des lieux que j’avais photographiés avant leur transformation, des publications issues des réseaux sociaux, et des voix, glanées dans les médias, qui commençaient à nommer ces transformations. Il y avait aussi des témoignages de personnes racontant l’impact de ces transformations sur leur vie sociale et psychologique. Dès les premières séances en studio, un terrain de recherche commun est apparu.

Peux-tu donner un aperçu du processus de création ?

Les archives visuels et sonores que nous avions se sont rapidement imposées comme des moteurs essentiels de la création. Certains matériaux audio ou vidéo présents dès les premières phases de recherche en studio ont ensuite été intégrés sur scène. J’ai sélectionné des fragments précis capables d’entrer en résonance avec le mouvement sans en proposer une simple illustration. Pour ce qui est du processus d’écriture de la danse, j’ai puisé mon vocabulaire chorégraphique dans l’observation des gestes instinctifs des femmes dans l’espace public, que j’ai intégré à des techniques d’improvisation et à ma formation en danse contemporaine et en danse Baladi. Je passais de longues heures seule en studio, pour me recentrer physiquement et réfléchir à la manière dont le mouvement pouvait me permettre de m’approprier un espace personnel. Je m’immergeais dans les archives visuelles et sonores, puis je partageais mes explorations et découvertes avec le reste de l’équipe. Ce processus a permis de construire un langage corporel étroitement connectée aux éléments visuels et sonores de la pièce.

Te considères-tu comme une artiste engagée ?

Je crois qu’un·e artiste a la responsabilité d’affirmer une voix, un regard, un corps, pour exprimer ce qu’il ou elle traverse, qu’il s’agisse de réalités sociales, humaines, politiques ou économiques. Mais je me méfie des étiquettes qui enferment la pratique artistique, car je considère l’art comme une démarche profondément ouverte. Ce projet renvoie à une expérience intime mais partagée : la confiscation ou l’appropriation d’un espace. Il s’agit ici d’un espace personnel, parfois réel, parfois symbolique, mais toujours chargé de mémoire et de sens. Cette notion interroge les dynamiques de pouvoir, de dépossession, mais aussi de résistance. Cette question dépasse le cadre artistique : elle est universelle. Se demander si un·e artiste, ou toute personne, est politiquement engagé·e, revient à interroger une réalité humaine fondamentale. Dans le monde d’aujourd’hui, chacun·e, quel que soit son âge, son genre ou sa condition, est confronté·e à des choix, à des positions à prendre. L’engagement n’est plus une option : il devient une nécessité, qu’on le veuille ou non.

Le 21 mai aux Laboratoires d’Aubervilliers, dans le cadre des Rencontres Chorégraphiques