Par Wilson Le Personnic
Publié le 8 juin 2024
Entretien avec Lisa Vereertbrugghen
Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Juin 2024
Lisa, depuis plus de dix ans, ton travail prend appuie sur la musique hardcore et la danse gabber. Peux-tu partager les grandes réflexions qui traversent ta démarche artistique ?
Ma recherche a pas mal évolué ces dernières années, mais dans l’ensemble, je me suis toujours intéressé aux raisons pour lesquelles les gens dansent. J’aime la danse sociale dans son sens le plus large. Ce qui pousse les gens à danser est complexe, c’est physique, émotionnel et tout ce qu’il y a entre les deux. Lorsque j’ai commencé à pratiquer le hakken il y a dix ans, c’était avant tout pour changer mes habitudes de mouvement et me forcer à aller en dehors de ma zone de confort. Au fur et à mesure, j’ai développé une pratique softcore, qui consiste à ouvrir son corps pour qu’il soit affecté par le son. Le tempo du hardcore oscille entre 160-200 battements par minute. Pour danser aussi vite, il faut lâcher prise, s’abandonner, s’assouplir et laisser la musique pénétrer son corps en profondeur. Cette recherche m’a amené à m’intéresser à la notion de relâchement. Ce qui m’intéresse, c’est de voir comment un corps interagit avec ce son intense. Par la répétition de formes très simples et leur intensification, la danse devient une pratique de relâchement du contrôle de soi. Tout ce qui peut nous aider à relâcher notre sens intériorisé de la discipline physique est pour moi très précieux.
Ta nouvelle création While we are here vient resituer la rave dans l’histoire séculaire des rituels de danse collective. Comment vois-tu la disparition de ces espaces dédiés aux rassemblements et à la danse ?
En effet, la « rave » au sens de « danser intensément ensemble » a toujours fait partie de la société. Cette pratique n’est pas une nouveauté, le besoin humain de danser intensément ensemble est intemporel. Ces espaces peuvent être des clubs, des mairies, des places publiques, des champs ou des forêts, et les danses peuvent prendre de nombreuses formes, mais le phénomène sous-jacent est le même : les gens se rassemblent et organisent un espace temporaire et perturbateur où les relations sont radicalement différentes de celles de la vie quotidienne. Je trouve ces espaces incroyablement précieux, car ils permettent aux corps et aux relations de se transformer, ne serait-ce que pour une courte période. Les structures de pouvoir changent. Mais ces dernières décennies, ces espaces de danse ont été de plus en plus marginalisés dans des sociétés de plus en plus contrôlées, privatisées et individualisées. J’ai l’espoir que ces danses collectives intenses et intimes perdurent et qu’elles ne puissent jamais être complètement régulées.
While we are here explore et croise les danses rave et folklorique. Ces deux danses a priori éloignées partagent cependant des particularités communes… Peux-tu retracer la genèse de cette création ?
Pour cette nouvelle recherche, je me suis intéressée à la manière dont la danse collective peut être à la fois une célébration intime et collective. Cette première intuition m’a naturellement conduit vers les danses folkloriques et en particulier vers celles qui sont interprétées pour le simple plaisir de les danser. Durant le processus de recherche, j’ai assisté à des bals folkloriques dans les rues de Barcelone et dans des centres culturels à Bruxelles. Je me suis intéressé à des danses simples que l’on peut apprendre simplement en regardant et en répétant ce que font les autres. Des danses ouvertes à toustes. Avec Michael Langeder (créateur sonore du projet), nous avons remarqué que certaines de ces danses ont un rythme similaire à celui de la techno hardcore. La rave et ce type de danse folklorique ont en commun la notion de plaisir de danser fort. Ce n’est pas une question d’esthétique, ni de compétences, mais une question d’intensité et de joie. Il s’agit de se jeter dans ces danses intenses et de se laisser aller.
Comment as-tu abordé cette recherche sur le plan chorégraphique ? Peux-tu donner un aperçu du processus avec les danseuses ?
J’ai d’abord commencé par partager aux danseuses mon approche du hakken et, ensemble, nous avons appris différentes danses folkloriques en cherchant celles qui résonnent le plus avec la danse techno. Je voulais que chaque danseuse ait une approche personnelle du mouvement, de sorte que chacune ait sa propre danse, qui est profondément personnelle. Certaines de ces interprétations finissent même par ressembler à autre chose. C’était important pour moi de ne pas reproduire un imaginaire ou un idéal de danse… Je me suis focalisée sur l’expression charnelle, transpirante et personnelle de la façon dont le corps bouge réellement. Durant les répétitions, nous faisions chaque jour une pratique de la danse rave et folklorique. C’était important pour moi que la chorégraphie soit profondément ancrée dans la pratique physique de ces danses. C’est à partir de ces expérimentations quotidiennes et de l’individualité de chacune que j’ai commencé à écrire la pièce.
Comment as-tu conceptualisé le dispositif de While we are here ? Peux-tu revenir sur la dramaturgie de cet espace quadri frontal ?
Dès le début, je savais que le public devait être au plus proche de notre danse. Le dispositif quadri-frontal était une manière d’accéder à cette proximité. La chorégraphie est constamment en mouvement, il n’y a pas d’avant, d’arrière, de gauche ou de droite. Tout est en mouvement constant afin de donner aux spectateur·rices la sensation qu’iels sont dans la danse. C’était important pour moi que les spectateur·rices ressentent la danse, viscéralement. Avec le créateur sonore Michael Langeder, on a essayé de proposer une expérience sonore à 360 degrés. C’était important pour nous de créer cet espace vibratoire, que le public se sentent vraiment inclus dans cet environnement. J’ai également pris en compte cette donnée dans l’écriture de la chorégraphie : garder notre danse ouverte au public, sans interagir explicitement avec lui. Pendant le processus, j’ai souvent évoqué l’image d’un parking, le soir, où nous danserions autour d’une voiture les portes ouvertes et diffusant de la musique. Même si nous dansons entre nous, il se peut qu’une personne passe par hasard et se joigne à nous… J’espère qu’en quittant la salle, les spectateur·ices sentiront leur corps et auront peut-être même envie de danser un peu plus fort.
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