Par Wilson Le Personnic
Publié le 1 avril 2024
Entretien avec Alessandro Sciarroni
Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Avril 2024
Alessandro, il y a un certain nombre de thèmes récurrents dans ton travail, notamment un intérêt pour les pratiques traditionnelles et collectives, la répétition et la persévérance du corps face à la fatigue. Peux-tu revenir sur les différentes réflexions qui traversent aujourd’hui ta recherche artistique ?
Toutes les pratiques que j’ai étudiées et qui m’intéressent ont un rapport à certains comportements de l’être humain. Je m’intéresse à ce que nous avons en commun avec les espèces animales et à la manière dont notre corps résonne avec l’énergie de l’univers. J’arrive à le percevoir clairement lorsque je suis confronté à certaines activités qui se développent selon un protocole très précis et souvent à l’unisson. Chaque fois, les êtres humains se rassemblent à travers de nouvelles constellations. C’est pourquoi je m’intéresse aux pratiques traditionnelles qui ont survécu à l’ère contemporaine. Les notions d’effort et de répétition permettent d’observer la transformation d’un·e interprète, d’accéder à une autre dimension, de rendre plus aiguë la relation empathique entre les danseur·euses et les spectateur·ices.
Depuis 2015, ton projet TURNING s’est développé sous plusieurs formes et tailles. Peux-tu revenir sur la genèse de cette recherche au long cours ?
L’envie d’explorer le mouvement du corps humain qui tourne autour de son propre axe est née en 2015 durant ma participation au projet Migrant bodies, un programme de recherche avec plusieurs chorégraphes qui a voyagé au Canada, en Italie, en Croatie et en France. J’ai eu l’occasion d’étudier, avec un groupe d’artistes de différents pays, la migration de certains animaux dont les cigognes et les saumons. Ces animaux empruntent des routes migratoires qui les conduisent à se reproduire et à mourir à l’endroit où ils sont nés. À cette époque, j’aimais l’idée de pouvoir développer un seul mouvement dans mes pièces. C’est dans ce contexte que le concept de migration m’a conduit à la forme du cercle, à un corps qui n’avance ni ne recule mais qui continue à se transformer. C’est ainsi que j’ai commencé à m’entraîner à la pratique de la rotation sur soi-même. Une fois que j’ai trouvé la technique qui me permettait de maintenir un équilibre constant, j’ai commencé à la transmettre à d’autres artistes. Dans chaque variante du projet, j’ai impliqué différents interprètes, ainsi que différents musiciens et créateurs lumières. Turning, en anglais, signifie tourner, mais aussi transformer, changer. Les matériaux que j’ai étudiés et développés à partir de mon expérience sont partagés à chaque nouveaux projet aux artistes invités et sont transformés par elles·eux.
TURNING_Orlando’s version est la dernière version de ce projet. Peux-tu partager les spécificités de cet opus ?
Il s’agit du dernier chapitre du projet TURNING. Dans ce projet, les interprètes ne sont plus influencés par les énergies du monde animal et le concept de migration s’est évaporé. Dans cette dernière étude, j’ai eu envie d’explorer la pratique de la danse elle-même en me focalisant cette fois-ci sur le travail des pointes. Il s’agit d’une nouvelle transformation des matériaux créés pour Turning_Motion Sickness, une création créée en 2016 pour le Ballet de l’Opéra de Lyon. Dans cette nouvelle version, j’ai eu envie d’explorer la rigueur et la précision des danseur·euses classique et de chercher comment c’était possible de transformer leurs années de formation technique en un sentiment de liberté.
Qu’est-ce qui t’interessait en particulier dans la technique des pointes ?
Je m’intéresse à la danse classique de la même manière que je m’intéresse aux danses traditionnelles italiennes. Je suis fasciné par le dévouement des danseur·euses, la recherche de la perfection, les heures d’entraînement, les sacrifices, la passion. Je ressens le même sentiment lorsque j’observe d’autres pratiques physiques telles que le sport ou le jonglage (deux disciplines que le chorégraphe à mis en scène dans Aurora en 2016 et UNTITLED_I will be there when you die en 2013, ndlr). Dans le cas des pointes, j’étais fasciné par l’action de plier la structure de son propre corps pour exécuter des mouvements pour lesquels le corps humain n’est normalement pas prédisposé.
Comment as-tu partagé ta recherche et travaillé avec les danseur·euses ?
Mes processus de recherche commencent toujours en amont du travail avec les danseur·euses. J’ai d’abord passé du temps avec la danseuse Roberta Racis en studio, avec qui je travaille depuis plusieurs années, pour chercher ensemble, comprendre comment développer et allonger la durée du travail sur pointes sans se blesser… Puis nous avons ouvert un casting pour rechercher des personnes susceptibles d’être intéressées par cette pratique et de relever ce défi. En travaillant avec des danseur·euses, j’ai découvert une technique qui peut susciter des sentiments contradictoires chez celles et ceux qui la pratique. Il semble que la passion va de pair avec le rejet, le dévouement avec la douleur, et la force avec la peur. J’ai essayé de libérer ces sentiments et d’imaginer un dispositif flexible pour que les interprètes puissent décider librement de la durée de leur performance sur pointe et d’alterner avec des passage de pied à plat si le·la danseur·euse a besoin de se reposer.
La musique occupe un rôle important dans TURNING_Orlando’s version. Peux-tu revenir sur ta collaboration avec les musiciens Pere Jou et Aurora Bauzà ?
J’aime collaborer avec des musiciens qui sont prêts à participer activement aux processus de création. Pere Jou et Aurora Bauzà ont participé à toutes les résidences et proposaient des matériaux au fur et à mesure du processus. Nous avons développé la dramaturgie de la musique en se basant sur l’imaginaire du voyage et de la transformation. Parmi les références que j’ai apporté en studio, le roman Orlando de Virginia Woolf, dont le personnage principal voyage et transitionne à travers plusieurs époques, a été une source principale, autant pour la dramaturgie de la musique que de la danse. Nourries par le travail en studio et par les échanges avec les danseur·euses, Pere Jou et Aurora Bauzà ont proposé des paysages sonores quasi cinématographiques. C’était extrêmement intéressant de voir comment la musique peut accompagner et exhorter les sensations et les sentiments des danseur·euses. J’ai conscience qu’être sentimental peut-être connoté de façon péjorative dans l’art et la danse contemporaine mais depuis que je signe mes propres projets, j’essaie de ne jamais avoir peur d’être sentimental.
Le 24 mai, à l’Espace 1789 à Saint-Ouen, avec les Rencontres chorégraphiques internationales de Seine-Saint-Denis
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