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2024.03 Bruce Chiefare, Break

Par Wilson Le Personnic

Publié le 25 mars 2024

Entretien avec Bruce Chiefare
Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Mars 2024

Bruce, ton travail prend racine dans les pratiques urbaines. Peux-tu revenir sur ton parcours ?

J’ai commencé le break à quatorze ans à Rennes. J’ai vite participé aux compétitions de Battles dans ma région puis je suis devenu champion de France de break en 2001. J’ai ensuite représenté la France lors des premières compétition Internationale de Battle et j’ai remporté de nombreux titres… En parallèle, j’ai intégré le groupe Wanted Posse (collectif français de danse hip-hop fondé au début des années 90 et sacré champion du monde dans sa discipline à plusieurs reprises depuis 2001, ndlr). Après dix ans intense à enchaîner les Battles, j’ai rejoint le circuit de la danse « institutionnelle » en collaborant en tant qu’interprète avec toute une génération de chorégraphes : Kader Attou qui était directeur au CCN de La Rochelle, Mourad Merzouki qui était au Centre chorégraphique national de Créteil et du Val-de-Marne, Ibrahim Sissoko, Sébastien Lefrançois, etc. Durant cette période, je suis devenu pour la première fois papa et j’ai fait une pause durant laquelle je me suis découvert une nouvelle passion : l’art du bonsaï. Lorsque j’ai créé ma compagnie en 2017 et que j’ai commencé à créer mes propres projets, cette pratique avec les arbres a fait une apparition inattendue dans l’écriture de mes créations et j’ai eu envie de suivre cette intuition. Avec le recul, je peux dire aujourd’hui que ma pratique de la danse est empreinte de ce rapport au vivant et s’inspire de principes organiques de la nature.

De quelles manières cette pratique artistique du bonsaï a-t-elle infusé dans ta pratique de la danse ?

Lorsque j’étais jeune et que je faisais des Battles, je pensais que c’était dans la surenchère et la vélocité que je pouvais développer ma danse. Puis quand j’ai découvert la pratique du bonsaï, j’ai eu envie de tout ralentir ! La culture du bonsaï nécessite beaucoup de patience, il faut observer, essayer de comprendre comment l’arbre évolue. Je vois cette pratique comme un très long dialogue : on propose une forme, puis l’arbre réagit, et ainsi de suite. Il faut alors être attentif, savoir être à son écoute, tout en prenant en compte le rythme des saisons. On l’accompagne plus qu’on le contraint. C’est ces différentes notions qui ont commencé à apparaître dans ma danse : j’ai souhaité «accompagner» mes mouvements, insuffler juste ce qu’il faut pour qu’ils puissent commencer, observer et comprendre comment le geste prend forme. Cette temporalité d’observation est aujourd’hui au cœur de ma pratique.

La pratique et le training du breakdance sont le point de départ de ta nouvelle création. Peux-tu retracer la genèse de Break ? 

L’idée de travailler spécifiquement sur le training à germé après un atelier que j’ai proposé au CCNRB/Collectif FAIR-E juste après le premier confinement. Les studios de répétition étaient fermés depuis plusieurs mois et c’était la première fois qu’on se retrouvait toutes et tous ensemble dans un studio. J’avais repris des trainings seul dans mon salon durant le confinement et j’avais envie de  retrouver les dynamiques du training avec d’autres breakers. J’ai eu beaucoup de plaisir à retrouver cet espace, de simplement danser, de s’entraîner, sans objectif spécifique et sans la pression d’un spectacle ou d’une battle. J’ai eu envie de retrouver et de valoriser ces moments d’entraînements et de recherche collective. Le public a l’habitude de voir des breakers durant des contextes des battles, rarement en studio. C’était pour moi intéressant de rendre accessible cet espace d’expérimentation où on passe finalement la plus grande partie de notre temps.

Pour cette création, tu as proposé à ton équipe de pratiquer l’art du bonsaï en studio…

En effet, je me suis souvent référé aux bonsaïs durant mes précédentes créations mais je n’avais jamais eu l’occasion de partager concrètement cette pratique. Ça n’a pas été simple de faire venir des bonsaïs en studio car c’est difficile de trouver des passionnés qui acceptent de voyager avec leurs arbres. J’ai donc pris contact avec des clubs de bonsaï des villes où nous étions en résidence pour leur demander si c’était possible d’organiser des rencontres en studio avec leurs arbres. Et ils ont accepté ! Nous avons donc eu la chance de rencontrer des passionnés qui nous ont confié leurs arbres à chaque fois pendant plusieurs jours. D’autre part, j’ai invité l’artiste Jean-Philippe Hoareau, dont le métier est de voyager pour prendre soin des bonsaïs des autres (car il faut savoir que les propriétaires de bonsaïs se déplacent rarement car l’entretien des arbres nécessite de s’en occuper en permanence). Jean-Philippe a proposé un cours d’initiation avec de jeunes arbres prêts à devenir des bonsaïs. Pouvoir intégrer ces temps d’initiation et de pratique collective a permis de partager un imaginaire commun.

Les député·es ont voté début mars en faveur d’une proposition de loi destinée à rendre obligatoire un diplôme d’Etat pour les professeurs de danse hip-hop. Cette annonce divise la communauté hip-hop. Comment vois-tu la professionnalisation et l’institutionnalisation de ta discipline ?

C’est difficile d’être totalement pour ou contre ce projet de loi. Ce que je trouve intéressant, c’est les questions que ça pose sur notre discipline et qui exigent qu’on réfléchisse sur ce qui fonde notre pratique artistique. J’ai pu commencer à faire du Break parce qu’il s’agit d’une pratique qui est ouverte à toutes et tous. Je pense que c’est naturel, quand on a connu l’âge d’or de cette danse, d’avoir peur que ce nouveau diplôme ne laisse pas la chance à tout le monde de pratiquer ou enseigner. Je ne sais pas si j’aurais pu accéder aujourd’hui à cette pratique aussi naturellement qu’il y a vingt-ans. Et en même temps, ayant des enfants, j’aimerais beaucoup qu’ils puissent pratiquer et danser avec des professeurs formés. Il ne faut pas oublier : une des forces du hip-hop est son accessibilité. Si tu aimes la danse d’une personne, tu vas directement la rencontrer pour apprendre d’elle. Et chaque danseur·euse se construit à travers ces rencontres et bien au-delà du simple contexte de cours. La danse hip-hop, c’est un mode de vie. Il s’agit d’une formation continue, qui déborde amplement des heures en studio. Et je ne sais pas comment cette formation professionnelle va pouvoir prendre en compte et valoriser cet écosystème.