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2024.01 Robyn Orlin, In a Corner the Sky Surrenders

Par Wilson Le Personnic

Publié le 16 janvier 2024

Entretien avec Robyn Orlin
Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Janvier 2024

Vous reprenez aujourd’hui In a Corner the Sky Surrenders, un solo que vous avez créé en 1994. Pourriez-vous revenir sur le contexte de cette création ? Quels souvenirs gardez-vous de cette période ?

In a Corner the Sky Surrenders est la première pièce que j’ai créée après mon master à l’école de l’Institut d’art de Chicago où j’étudiais grâce à une bourse Fulbright au début des années 90. Je m’étais installé à New-York, je venais de terminer ma maîtrise, j’étais pleine d’énergie et j’avais besoin de créer mais je ne savais pas comment percer dans le monde de la danse/performance. Je trouvais la vie à New-York très difficile, je vivais dans un appartement minuscule et je n’avais nulle part où répéter. J’ai sympathisé avec un sans-abri qui s’était installé dans ma rue. Il vivait dans une boîte de réfrigérateur en carton et nous plaisantions souvent sur le fait que nos espaces étaient similaires, même si le mien était dans le ciel et le sien dans la rue. Un jour, je l’ai trouvé complètement paniqué car sa boîte/maison avait été volée… Nous sommes donc allés chercher ensemble des boîtes/maisons… En traversant la ville d’est en ouest, j’ai assisté à la violence de la rue et combien il était important d’avoir un logement. C’est pour moi le point de départ de nos expériences quotidiennes dans la ville. Il s’agit d’un espace où on peut se reposer et reprendre des forces pour le lendemain, un endroit à nous, qui nous appartient. Lorsque la pandémie a éclaté, tout s’est arrêté et nous nous sommes retrouvés entre quatre murs pour réfléchir à notre fragilité et à notre avenir. Cette période m’a rappelé ces moments à New-York et les années que j’ai passées dans la danse…

In a Corner the Sky Surrenders est aujourd’hui interprété par différent·es danseur·euses. Qu’est-ce qui vous a motivé à transmettre ce solo à plusieurs personnes différentes ?

Mes souvenirs de cette pièce me sont revenus durant la pandémie. En même temps que mon auto-confrontation latente à la vieillesse, le rapport avec l’espace domestique et la question de l’archivage des œuvres d’art… Tous ces sentiments m’ont frappé en même temps. Je pense que c’est normal, à l’âge de 67 ans, de commencer à penser à archiver son travail. Au lieu de tout numériser et de tout placer dans un dossier ou une boîte, j’ai eu envie de transmettre mon travail et la manière dont je travaille à des interprètes plus jeunes que moi, en le mettant à disposition. Les danseuses et chorégraphes Nadia Beugré et Marta Izquierdo Muñoz sont les deux premières légataires de ce solo. Et d’autres artistes suivront. Depuis que j’ai initié ce projet, je ne cesse de penser à la force des « archives vivantes », à la possibilité de faire dialoguer mémoire et histoire. Je souhaite que cette pièce puisse évoluer à chaque nouvelle versions et que les réflexions qui m’ont travaillé à l’époque (ce que ça signifie d’avoir une maison, comment créer une maison pour soi-même, l’importance de la maison, la résilience des êtres humains, l’humour et la colère avec le monde) continuent d’être réinvestie par chaque nouvel interprète. Il n’y aura pas de bonne version L’essence de la pièce restera la même mais chaque artiste y apportera sa touche, son histoire. 

Pourriez-vous revenir sur le processus de transmission/création avec Nadia Beugré en 2022 ?

Il y a longtemps que j’ai cessé de projeter mes processus en amont, je travaille « avec » l’artiste et non « sur » l’artiste. Pour ce projet de recréation, la fiction est déjà là, ma tâche est d’inventer avec l’interprète sa réalité. La boîte en carton a été le fil conducteur, nous travaillons ensemble avec et à travers elle : j’apporte le fragment du passé et nous créons un présent. Nadia s’est lancée dans l’improvisation et le processus a avancé avec son intuition, son sérieux et sa profondeur. Nous avons passé beaucoup de temps à partager nos histoires, nos souvenirs… C’était intéressant de voir comment cette pièce pouvait s’adapter à une autre personne, qui a une expérience de vie différente de la mienne, qui a un parcours géographique très différent du mien, etc. C’était pour moi un défi et ce qui a motivé le processus : travailler avec ce qu’elle est, avec ses histoires. Nadia est une artiste incroyable, elle possède beaucoup d’humour, de perspicacité, de force et un engagement politique dans lequel je me retrouve.

Aujourd’hui, la pièce est interprétée par Marta Izquierdo Muñoz. Comment s’est passée cette seconde transmission/création ?

Comme pour Nadia, j’ai senti beaucoup de liens avec ma propre histoire même si nos deux parcours sont très différents. Nous avons énormément échangé avec Marta, notamment sur son histoire géographique, sur la perte de son « foyer » en Espagne pour en trouver un nouveau en France. Les premiers jours en studio avec Marta ont permis de faire émerger de nouvelles problématiques, notamment les tensions liées à ses origines, combinant une profonde affection pour son pays avec une réflexion critique sur la violence et l’exclusion qu’elle subit elle-même et peut-être beaucoup d’autres personnes de sa génération. Comme avec Nadia, la relation avec la boîte en carton a été un point de départ de la recherche. Et ses expérimentations avec l’objet ont été en grande partie nourries par ces conversations et réflexions. J’ai été très touchée par la manière dont elle s’est engagée dans le processus, toujours avec beaucoup d’humour et de sincérité. 

Comment ces nouvelles collaborations ont-elles transformé votre regard sur cette pièce et votre manière d’envisager votre travail en général ?

En me replongeant dans ce travail, j’ai pu constater que le monde d’aujourd’hui est sensiblement le même qu’en 1994, sauf qu’il est désormais plus intense, plus médiatique et plus urgent. Auparavant sous-jacent, le racisme, la xénophobie, le capitalisme, la misogynie, l’homophobie, la colonisation et le fascisme n’ont aujourd’hui plus peur de nous regarder droit dans les yeux. En ce qui concerne mon travail, reconsidérer ce solo comme une archive vivante qui survit à travers d’autres corps, sans fin définie, à ouvert de nouvelles réflexions sur mon répertoire que je n’avais jamais vraiment envisagé auparavant. Je me rends compte aujourd’hui que j’ai la possibilité et la liberté d’imaginer la documentation et l’archivage de mes propres pièces, comme je l’entend. Mes souvenirs, ceux des interprètes et des autres artistes avec lesquels je collabore sont pour moi des « archives vivantes », des souvenirs fluides qui vont s’altérer et se transformer au fur et à mesure que nous avançons dans le temps. D’ailleurs, cette pièce elle-même aborde la manière dont la perte aide souvent à redéfinir une identité différente.