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2022.11 Emma Saba, La fine di tutte le cose / l’inizio di tutte le altre

Par Wilson Le Personnic

Publié le 15 novembre 2022

Entretien avec Emma Saba
Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Novembre 2022

La genèse de La fine di tutte le cose / l’inizio di tutte le altre remonte au premier confinement. Peux-tu revenir sur cette période et comment elle a été déterminante pour ce projet  ?

En effet, c’est pendant le confinement qu’est née ma pratique avec les objets. Durant trois mois, je suis resté dans ma chambre et c’est dans cet espace que les objets ont commencé à avoir une agentivité sur moi et sur mes actions (en sciences sociales et en philosophie, l’agentivité – adaptation de l’anglais agency – est la faculté d’action d’un être, sa capacité à agir sur le monde, les choses, les êtres, à les transformer ou les influencer, ndlr). Comme pour beaucoup d’autres personnes, juste après le confinement, j’ai commencé à avoir plus de difficulté à évoluer dans des contextes sociaux, et du coup, j’ai commencé à passer plus de temps seule chez moi. Ma relation avec mon espace domestique en a été profondément bouleversée… C’était le seul espace ou je pouvais ne pas me définir constamment en relation aux autres et la solitude que je vivais avait créé un nouveau système de relation avec « les choses » qui étaient dans la chambre. C’est à ce moment que j’ai découvert le travail de Chantal Akerman, notamment Saute ma ville, un court métrage sorti en 1968. Dans ce film sans parole, une jeune femme rentre chez elle, s’enferme dans sa cuisine et agit de façon de plus en plus étrange avant de tout faire sauter. Le court-métrage s’achève sur un plan noir, avec le bruit de plusieurs explosions. En decrivant Saute ma ville, Akerman disait « C’est l’histoire d’une fille qui fout le bordel et qui se termine avec un suicide ». J’ai eu envie de reproduire cette dramaturgie avec ma pièce : faire exploser tout ce que j’ai construit le temps de la performance, faire sauter « la chambre » avec la même énergie que j’ai déployé pour la matérialiser. Lorsque j’ai pu retourner en studio pour travailler, j’ai eu envie de questionner cette relation aux objets au regard de cet espace.

La fine di tutte le cose / l’inizio di tutte le altre s’appuie en partie sur Les noces de Figaro et Così fan tutte de Mozart… Comment ton intérêt s’est-il focalisé sur ces œuvres en particulier ? 

Les références musicales sont toujours très présentes dans mon travail. Dans ma famille, la musique dite classique (la musique blanche et occidentale de tradition écrite) a toujours été très présente. Ma mère étant pianiste-répétitrice à l’opéra, je l’entendais souvent jouer à la maison et j’ai donc appris inconsciemment ces musiques. J’aime profondément ces deux opéras, je les trouve drôles et musicalement et dramaturgiquement brillants. Dans Così fan tutte, un personnage au debout déclare que les femmes sont par nature infidèles et propose à ses amis de séduire leurs propres fiancées en se travestissant pour le prouver. Cet opéra est, pour beaucoup, profondément misogyne. Pour moi, reprendre ce texte qui a bercé mon enfance est une tentative d’appropriation et de révolte, mais surtout un jeu sur le fil de la complexité qu’il me pose. Dans les œuvres opératiques, les femmes ont été très souvent représentées comme pulsionnelle, hystérique ou instable. La mort ou le suicide des héroïnes des opéras romantiques sont d’ailleurs quasi automatique. Sur scène, ces femmes font tout ce qui leur était interdit à l’époque : parler fort, crier, jouir, etc., mais finissent presque toujours par se sacrifier ou être sacrifiées. En m’interessant à cette archéologie féministe du spectaculaire, j’ai envie de donner un espace de revenage à ces personnages.

Comment envisages-tu ta relation avec la musique ?

La musique classique est pour moi un héritage et un capital culturel complexe, comme un linge de table sale, avec les traces de toutes les personnes qui ont mangé dessus durant les trois derniers siècles. Un drap sale taché aussi des violences sexistes et coloniales. J’aime la musique classique, mais je m’intéresse surtout à sa saleté, à tout ce qui est en marge de la culture haute et propre. J’ai envie de parcourir autrement l’histoire musicale, à travers une généalogie qui n’est pas uniquement cis masculine. Ça ne veut pas dire que je néglige consciemment ce répertoire. Je préfère plutôt me focaliser sur des œuvres qui me touchent et qui explorent des thématiques spécifiques. J’envisage la musique comme un lieu, un espace imaginaire que j’essaie de comprendre et avec lequel je dialogue, notamment en allant puiser dans une mémoire personnelle et collective. Ma pratique de la danse est d’ailleurs profondément liée à la musique. Je travaille la musique classique à travers des méthodes d’auto-hypnose. Pour chaque situation musicale, j’essaie de remplir l’éther de l’espace, en me laissant traversée par différentes personnes, les voix, je suis bougé par elles, et je suis touché, blessé, trahi, aimé chaque soir par elleux. Donc, je ne suis jamais seul sur scène. Finalement, pour La fine di tutte le cose / l’inizio di tutte le altre, j’ai fait le choix de ne presque pas utiliser des enregistrements orchestraux. J’utilise uniquement ma voix et ma danse en dialogue avec les musiques électroniques de Marie Delprat. Il y a une citation de l’artiste italienne Chiara Fumai que j’aime beaucoup : « Tout ce qui a été supprimé de l’histoire de l’humanité erre entre nous en cherchant sa paix. » Par sa nature aérienne, je crois que la vocalité est destinée à accompagner cette errance intragénérationnelle.

Peux-tu présenter l’espace de La fine di tutte le cose / l’inizio di tutte le altre ?

Le dispositif en cercle a pris forme pendant le processus de création. Je voulais créer un dedans et un dehors, pouvoir être devant et derrière le public. Je voulais aussi être proche des gens, pouvoir regarder les spectatrices et les spectateurs dans les yeux, jouer sur la tension de cette proximité. J’ai donc imaginé un dispositif circulaire qui permet d’intégrer le public dans cet espace intime et qui évolue durant la pièce. Dans la première partie de la pièce, j’ai essayé de formaliser un espace domestique sur scène, avec des vêtements, du tissu, puis dans la seconde partie, cet espace vire vers un univers clownesque. La musique de Marie Delprat et la lumière de Tiago Branquino participent beaucoup à la création de cet espace. J’ai essayé de mettre en relation l’univers de l’opéra (avec toute sa charge spectaculaire, dramatique, grotesque, clownesque, etc.) et celui de l’espace domestique, intime et solitaire, inspiré par Saute ma ville de Chantal Akerman.