Par Wilson Le Personnic
Publié le 17 novembre 2017
Le CCN – Ballet de Lorraine fête aujourd’hui ses cinquante ans ! Cette nouvelle saison met à l’honneur deux entrées au répertoire : RainForest de Merce Cunningham et Cela nous concerne tous (This concerns all of us) de Miguel Gutierrez. Deux chorégraphes américains qui – bien qu’appartenant à des générations et des esthétiques radicalement différentes – condensent chacun les problématiques de leur temps. Deux époques donc, mises en miroir pour enrichir notre perception des enjeux artistiques passés et présents, et affirmer l’engagement contemporain du Ballet de Lorraine.
Happening Birthday
Les festivités commencent dès notre arrivée à l’Opéra : une trentaine d’amateurs et de danseurs en gilets fluo investissent les couloirs et les espaces publics. Armés de mégaphones, ils scandent slogans et refrains, revisitant à leur manière des hymnes populaires : « Tous ensemble, tous ensemble, 50 ans ! » sur l’air de la Marseillaise. Intitulée Happening Birthday, cette performance déambulatoire orchestrée par Petter Jacobsson et Thomas Caley réveille l’esprit contestataire des années 60, période de fondation de la compagnie. Pendant ce temps, sur scène, trois danseurs réinventent avec malice les célèbres danses serpentines de Loïe Fuller sur une bande-son électro live, jetant un pont jubilatoire entre modernité historique et vitalité contemporaine.
RainForest
La première pièce du programme tranche avec cette introduction exaltante : RainForest de Merce Cunningham, créée en 1968, invite à un voyage plus méditatif et suspendu. Ce chef-d’œuvre, fruit d’une collaboration mythique avec Andy Warhol et le compositeur David Tudor, déploie sur scène une forêt de Silver Clouds – coussins argentés flottants – où six danseurs en justaucorps troués couleur chair évoluent avec animalité. La partition musicale, faite de sons organiques et abstraits, évoque une jungle peuplée d’étranges créatures. Les interprètes du Ballet de Lorraine se saisissent avec brio de la virtuosité et de l’aléatoire chers à Cunningham, confirmant la capacité de la compagnie à s’approprier des œuvres aussi exigeantes que fondatrices.
Cela nous concerne tous (This concerns all of us)
La seconde partie du programme propulse d’un bond dans l’ultra-contemporain. Miguel Gutierrez présente Cela nous concerne tous, création pensée pour les 21 danseurs du Ballet de Lorraine. Chorégraphe pluridisciplinaire et figure queer de la scène américaine, Gutierrez explore avec audace les identités mouvantes et l’hybridation des formes. Sur un plateau intégralement rose, les danseurs – parés de costumes déstructurés – inventent d’étranges métamorphoses vestimentaires. Les vêtements deviennent outils d’expression autant que prolongements du corps, révélant une nudité fragmentée, une humanité traversée de désirs et de vulnérabilités.
Dans un épais brouillard rose et une déferlante d’énergie collective, les interprètes investissent peu à peu le public, grimpent dans les gradins, tandis que des ballons licornes et animaux fantaisistes flottent au-dessus des spectateurs. Accompagnée d’une musique enivrante co-signée par Gutierrez et Olli Lautiola, cette procession hallucinée évoque à la fois la fougue libertaire des happenings des années 60 et une forme de rituel contemporain. Le public, submergé par ce débordement joyeux et chaotique, partage alors une expérience immersive rare, entre attraction et vertige.
En assumant d’inviter un chorégraphe aussi radical que Miguel Gutierrez, le CCN – Ballet de Lorraine poursuit sa politique artistique audacieuse, initiée en 2011 sous l’impulsion de Petter Jacobsson et Thomas Caley. À l’heure où les grands ballets français restent frileux à l’égard des formes contemporaines, le Ballet de Lorraine s’impose comme un acteur majeur du décloisonnement, osant croiser les esthétiques, bousculer les conventions et affirmer une vitalité salutaire. Après avoir accueilli des artistes tels que Gisèle Vienne ou La Ribot, la compagnie confirme, avec ce programme électrisant, sa place unique dans le paysage chorégraphique français.
Vu à l’Opéra de Nancy, Biennale de la danse Grand Est.
Photos © Laurent Philippe.
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