Par Céline Gauthier
Publié le 17 janvier 2017
Avec Ad Noctum, le chorégraphe Christian Rizzo réalise son souhait de réunir sur scène ses deux danseurs fétiches, Kerem Gelebek et Julie Guibert. La rencontre est heureuse et la pièce met en scène leur complicité tacite et joyeuse, dans le troublant décor d’un plateau strié de bandes noires et blanches comme un trompe l’œil. Ensemble, ils dansent ; dos à dos ou l’un contre l’autre ils se balancent, éprouvent la texture de leurs chairs et la finesse de l’écoute qui les lie. Ils s’animent et se frôlent sur la partition de Pénélope Michelet et Nicolas Devos, aux sonorités doucereuses qui s’infiltrent lentement en nous et accompagnent la tension, électrique, palpable dans l’atmosphère comme entre les corps des danseurs. La candeur de leurs gestes semble pourtant la dédire, bondissants joyeusement, sautillants et battants des mains, mais la scénographie sans cesse la souligne. A la manière de bref tableaux chaque phrase de mouvement est entrecoupée d’un instant de noir absolu, comme si la fragmentation méthodique de la danse conférait au geste une épaisseur mystérieuse.
Lorsque les ténèbres profondes se dissipent les danseurs paraissent suspendus l’espace d’un instant, immobiles avant de s’élancer de nouveau. Souvent ils reculent de quelques pas comme pour mieux s’engager ensuite dans un mouvement vif, élastique et presque étiré jusqu’aux limites de la mobilité articulaire, puis chassé d’une chiquenaude ou d’un revers de talon. Entre eux se tisse un subtil jeu de dupes et de regards, presque un duo amoureux : ils explorent ce que danser ensemble signifie, côte à côte, et partagent un geste commun empreint d’une infinie douceur ; dans les contacts qui s’établissent entre eux, joue contre joue mais aussi dans le déroulé moelleux de leurs pieds contre le sol et le contact chaleureux de leurs bras qui s’effleurent. Elle étend la main vers lui pour le rejoindre, jusqu’à chuter et se rétablir d’un même élan tout contre lui. Ils s’enlacent pour tournoyer l’espace d’une seconde, se désunissent avant même que leurs cheveux n’aient eu le temps de se mêler.
Ensemble, ils marchent ; d’un pas ciselé à la cadence régulière, traçant d’invisibles obliques sur le tapis de scène strié, à la manière des danses populaires dont l’esprit affleure dans les brefs sursauts de leurs jambes et les voltes-faces incessantes des danseurs, tels deux insectes voletant à la lumière des néons du cube grillagé qui occupe le centre du plateau. L’imposante structure recèle alors ce qu’elle contient : une rangée de projecteurs qui projettent leur lumière crue sur la scène et la salle jusqu’à nous éblouir puis dévoilent les fragiles hologrammes des danseurs. Les jeux de lumière pourraient évoquer l’écho diurne des instants de ténèbres mais le monolithe de métal impose au regard une omniprésence quelque peu étouffante. Enfin le calme revient après la tempête et les danseurs nous rejoignent de nouveau, en chair et en os, vêtus d’élégants costumes d’un blanc cassé, rehaussés d’épaulettes bouffantes et d’une calotte qui dissimule leurs visages. Leurs silhouettes sont moins tranchées dans la pénombre qui persiste sur le plateau et devient le prétexte d’une danse plus lente et retenue, davantage solennelle aussi tandis qu’ils s’inclinent profondément l’un face à l’autre. La musique se fait plus harmonieuse et s’accompagne d’un chant de femme mélodieux, alors que des plis de leur costume s’élève une épaisse fumée qui s’échappe en douces volutes. Leurs mouvements paraissent en être le prolongement tant on croirait voir dans les torsades de vapeur l’acmé du geste désagrégé. Instants volés d’après la liesse où les corps épuisés livrent un dernier duel.
Sous la forme d’un surprenant diptyque, Ad Noctum recèle les richesses d’une écriture fine et ciselée dont la mise en scène demande cependant un intense effort d’attention pour être pleinement appréciée.
Vu à la Maison des Arts et de la Culture de Créteil. Chorégraphie, scénographie et costumes Christian Rizzo. Interprétation Kerem Gelebek et Julie Guibert. Photo Marc Coudrais.
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