Photo © Mathilda Olmi

Cargo Congo-Lausanne, Stefan Kaegi / Rimini Protokoll

Par François Maurisse

Publié le 29 mars 2018

Le metteur en scène suisse Stefan Kaegi revendique haut et fort un théâtre documentaire, délaissant habituellement les salles de spectacles traditionnelles pour leur préférer les espaces urbains, ou bien concevoir des formes radiophoniques. En 2000, il créé le collectif Rimini Protokoll avec Helgard Haug et Daniel Wetzel. Se concentrant sur des « experts du quotidien », ces personnes détenant un savoir faire particulier, si vernaculaire et discret qu’il en devient rare, Rimini Protokoll dessine un théâtre répertoriant ces pratiques concrètes à l’heure de l’informatisation des savoirs, de l’universalité des circulations, de la dématérialisation des gestes quotidiens.

Ici, dans Cargo Congo-Lausanne (le dispositif a déjà écumé les routes de Bulgarie, du Japon, de Singapour, de Shanghai et de Moscou, avant d’être recréé à Lausanne), l’artiste s’est intéressé aux vies de deux routiers, à la fois humains, travailleurs et personnages, Roger et Denis. L’un est un suisse de souche, l’autre suisso-congolais. Ils nous accueillent avant même le début de la représentation et prennent en charge le discours, nous présentant le dispositif particulier dans lequel nous nous trouvons. Les spectateurs sont invités à prendre place dans la remorque d’un camion dont un des côté a été troué d’une paroi de verre. Les trois rangées du public font directement face à la ville. Des rideaux sont baissés parfois, pour boucher la vue et accueillir des projections vidéos. Pour la suite du circuit, les deux personnages seront au volant du camion dans la cabine et nous permettront de suivre leurs récits par l’intermédiaire d’une caméra braquée sur leurs visages, dont les images sont retransmises en direct face à nous.

Alors que le camion démarre, quitte le parvis du théâtre, un voyage fictif, ou plutôt son souvenir, commence pour nous, une traversée effectuée entre la République Démocratique du Congo et la Suisse, en passant par le Rwanda, le Burundi, la Tanzanie, les Pays-Bas et l’Allemagne. Documentant les déplacements au travers d’histoires intimes, de détails techniques, ces micros-récits familiaux, ces souvenirs nostalgiques, ces précisions culturelles dépassent souvent la simple anecdote tant ils semblent vrais, vécus et engagent des questions culturelles et politiques. Se jouant des embuches leur barrant la route comme des frontières, ces routiers prouvent que leur savoir-faire particulier à eux, c’est le déplacement, cet appétit insatiable de kilomètres.

Depuis le camion-théâtre, ce dispositif scopique inédit, la ville de Lausanne se transforme en scénographie. Radical dans le subvertissement du rapport habituel scène/salle, cette nouvelle façon d’envisager notre environnement permet, par le truchement du théâtre, une plongée littérale dans la réalité du monde. Transformé en camera obscura roulante, le camion permet de faire entrer la ville au coeur de la représentation, brouillant les perceptions par des effets spéciaux (des vidéos des bords de routes africains alors que le camion roule, ou bien des descriptions des paysages rwandais alors que nous sommes face à des bâtiments commerciaux de la Riviera suisse …), tout en permettant des percées poétiques soudaines et fulgurantes. Perçant le réel soudainement, la silhouette dansante d’une femme en vêtement traditionnels congolais apparait à bicyclette au bord de la route, dans un parking, ou chantant au milieu d’un rond point, faisant cligner les yeux des spectateurs tant ces images déchirantes semblent s’échapper d’un rêve, d’un souvenir.

Si l’entrée d’un camping au bord du Lac Léman se transforme soudain en frontière rwandaise, si un collègue routier suisse réalise un ballet de trans-palette, la confusion entre l’ailleurs et l’ici n’en ai que d’autant plus vertigineuse. Malgré la sophistication extrême du dispositif, la précision millimétrée du parcours, la justesse absolue des chauffeurs/comédiens et la puissance des apparitions, il ne s’agit pas vraiment de construire des ponts entre la fiction et la réalité, mais entre la réalité du lieu et son équivalent lointain. Finalement, par un télescopage d’images et de paysages, Cargo-Congo Lausanne nous laisse imaginer qu’il suffirait de deux heures pour parcourir 10 000 kilomètres, qu’il suffirait de quelques histoires pour être littéralement transporté.

Vu au Théâtre Vidy-Lausanne, dans le cadre du festival Programme Commun. Conception et mise en scène Rimini Protokoll (Stefan Kaegi). Création sonore Stéphane Vecchione. Vidéo Jérôme Vernez. Images du Congo Yole Africa. Avec Roger Sisonga et Denis Ischer. Danseuses en alternance Rosette Mbemba et Renate Ndombe. Photo © Mathilda Olmi.