Photo Patrick Gheleyns

Alexandre, Paula Pi

Par Céline Gauthier

Publié le 3 juillet 2018

Alexandre est né de la découverte d’une archive sonore : celle de la voix d’un chef de tribu brésilien, dont Paula Pi ne retient qu’un seul mot, qui donne son titre à la pièce. Le solo qui en découle met en lumière l’imaginaire motile suscité par ce discours énigmatique, de sorte que la voix se fait corps, lui-même porte-parole d’une intimité balbutiante.

Des ténèbres silencieuses naît un chant réduit à une unique note qui résonne de loin en loin dans le studio. On devine plus qu’on ne distingue vraiment un halo blanchâtre qui se faufile sur la scène : des bruits de pas, de sauts, un souffle accentué manifestent la trajectoire d’une silhouette fugitive.

Sous une lumière crue, désormais, Paula Pi récite face à nous quelques phrases inintelligibles. Sa diction fortement accentuée et très articulée révèle un timbre de voix aux intonations étranges, presque analogues à celles d’un automate numérique sous laquelle affleure un accent lointain. Le monologue peu à peu s’enraye et les derniers mots de chaque phrase sont inlassablement répétés jusqu’à se réduire à de fugaces onomatopées dans lesquelles on distingue encore quelques syllabes. La déliquescence progressive du discours dévoile l’effort physique d’articulation des sons : les mouvements de ressac de sa cage thoracique qui se soulève et s’apaise, accompagnés d’un sursaut des épaules, la vibration de l’air dans sa bouche et contre ses lèvres. L’incorporation de ces phrases récitées façonne une gestuelle souple mais angulaire, dans laquelle le babil des mots semble se confondre avec le murmure du corps. La fluidité du mouvement est entrecoupée d’arêtes et de sursauts ; à la manière d’une virgule une ondulation du bras s’achève brusquement par un mouvement sec et nerveux du poignet qui se recroqueville, les doigts en griffe. Pour tout décor, une palme de projecteurs fixés à trois rampes courbes, suspendues de biais au dessus de la scène : ils surplombent la danseuse et ombrent ses mouvements sur le tapis de sol blanc.

Alexandre prend la forme d’un solo intime et saisissant, dans lequel s’entremêlent une pensée du bilinguisme et de l’instabilité des assignations de genre. La danseuse se débat, parfois maladroitement, contre l’inconfort d’une rude confrontation avec l’altérité ; elle se débarrasse de sa chemise trop grande et lourde pour elle, dévoile un corps androgyne qui soutient la ferveur d’une gestuelle ritualisée, aux allures de parade autant que de combat contre un adversaire invisible. On la croirait parfois possédée par des sensations contraires lorsque ses propres mouvements paraissent elle-même la surprendre ; une impression encore accentuée par une scène dans laquelle, à plat ventre, elle tente de dialoguer avec le sol du plateau, dans un échange inévitablement infertile.

À ses propres mots se mêle l’écho de craquements et d’une houle marine ; parfois s’y superpose le son d’une radio qui crachote en sourdine, comme pour insister sur la porosité de sa danse à une actualité politique pas si lointaine. Convoquée sur le plateau sous forme de micro-références, elle alloue à la pièce une valeur implicitement documentaire : malgré la douceur et parfois la lenteur de ses gestes, Paula Pi paraît nourrir sa danse d’un insistant sentiment d’urgence. Portés par son corps lui-même traversé par des identités multiples, ambivalentes et labiles, ses gestes à fleur de peau traduisent un état de veille permanent, particulièrement troublant.

Vu à l’Agora dans le cadre du festival Montpellier Danse. Projet de et avec Paula Pi. Création sonore et accompagnement dramaturgique Gilles Amalvi. Collaboration artistique Pauline le Boulba. Costumes Rachel Garcia. Lumières Florian Leduc. Accompagnement somatique Violeta Salvatierra. Photo © Patrick Gheleyns.