Photo Sarah Blum

Plus de muse mais un troupeau de muets, Anna Gaïotti

Par Guillaume Rouleau

Publié le 24 novembre 2016

Au festival Les inaccoutumés 2016, la première de Plus de muse mais un troupeau de muets était l’occasion pour Anna Gaïotti, danseuse (croisée auprès du collectif Every House Has a Door (Goat Island) et de la chorégraphe DD Dorvillier), chorégraphe et écrivaine (publiée chez l’Échappée Belle), de devenir une « antimuse », de sortir des attributs conventionnels de la muse, comme il peut y avoir des « antihéros », engagée seule – puis rejointe par Nina Garcia à la guitare électrique – face aux spectateurs attroupés dans la grande salle à plafond bas de la Ménagerie de Verre. Plus de muse mais un troupeau de muets est une rencontre avec une créature qui ne dit pas son nom, qui se métamorphose, affichant une nudité, des nudités, des parures, des attitudes qui engagent le spectateur dans un imaginaire en clair-obscur.

L’obscurité s’étiole en effet dans des surfaces faiblement éclairées. Ce n’est pas Anna Gaïotti qui est debout devant les spectateurs mais une paire de bottes. Ce ne sont pas des tâches sur le sol mais des carrés de feuille d’or. Ce n’est pas un enregistrement de clochettes que l’on entend mais quelqu’un, quelque chose, qui se rapproche dans l’obscurité. Obscurité, ce paysage de l’imaginaire déjà rencontré dans HEAVYMETAL (2015), ce paysage noir sur lequel la pensée dérive, étale quelques couleurs. La créature se rapproche. Grande, fine. Dans ses collants noirs s’accumulent, s’entrechoquent, glissent des dizaines de grelots. Le son des grelots contiennent d’autres paysages, d’autres saisons, d’autres personnages. Dès le début de Plus de muse mais un troupeau de muets, Anna Gaïotti évoque. Évoque ce qui n’est pas là. Évoque ce qui pourrait être là. Mais où, là ? Ce début est une rupture. Rupture entre ce qu’il y a avant et pendant la représentation, qui est une reconfiguration de la spatialité. Rupture entre ces créatures qu’elle va devenir d’un instant à l’autre, en une reconfiguration de l’identité. Rupture entre une muse qui inspire et une créature qui a en elle sa propre inspiration, qui se passe de muse. Anna Gaïotti marche avec une extrême lenteur vers le public dans ses bas qui grelottent, se penche, se contorsionne. Topless.

Anna Gaïotti s’accroupie et ramasse, l’une après l’autre en les effleurant, ces feuilles d’or dont elle va se recouvrir le visage – symbole essoufflé (cf. Joseph Beuys, Wie man dem toten Hasen die Bilder erklärt, 1965 ; Marina Abramovic, Golden Mask, 2010) qui fait néanmoins effet. Les grelots continuent de s’entrechoquer, glissant entre ses cuisses. Muse aux collants transparents. Sa respiration continue, elle aussi, de ponctuer cette opération de recouvrement. Le visage devient à la fois précieux et ostentatoire. Les irrégularités de la feuille d’or sur son visage, craquelée, réfléchie par les spots lumineux dont l’intensité augmente, attirent l’attention sur cette partie du corps. Une matière qui répond à la texture noire brillante des bas nylons, aux reflets cuivrés des grelots, à la tendresse de la chaire. Anna Gaïotti se retire derrière un masque d’or. Un masque fragile. Percé par son souffle. Émietté par chaque micromouvement de son visage. Lentement, très lentement, muse qui inspire, « antimuse » qui expire face au troupeau de muets que sont les spectateurs, Anna Gaïotti se lève, déroule ses bas. Les grelots tombent, se répandent. Elle accélère, se libère. Elle est alors, dans une pénombre qui s’estompe progressivement, nue.

Anna Gaïotti au lointain, de dos, penchée, bras écartés, jambes écartés, référence à ANNUS (2013), au mot tout du moins, reste immobile. Un spot lumineux l’éclaire sur la gauche, liaison de couleurs froides vers d’autres plus chaleureuses. L’imaginaire est tourné vers un érotisme qui fait de l’impudence et de la distance des composantes importantes. Viendra ensuite le texte. La créature sort de son mutisme. Puis la musique. Celle de la guitare de Nina Garcia, sur la droite, en bandoulière, à l’horizontale, volume à fond, saturations aussi, tandis qu’Anna Gaïotti danse sur des talons très haut, étirée au maximum. Plus de muse… se comprend alors comme une créature qui s’amuse face à un troupeau de muets. Muets face à son imaginaire. Plus chimère que muse.

Vu à la Ménagerie de verre dans le cadre des Inaccoutumés. Chorégraphie et interprétation Anna Gaïotti. Photo Sarah Blum.