Photo Agathe Poupeney

À mon père, une dernière danse et un premier baiser, Radhouane el Meddeb

Par Céline Gauthier

Publié le 22 mars 2017

Le chorégraphe Radhouane el Meddeb livre avec A mon père, une dernière danse et un premier baiser un solo intimiste et puissant où l’unique présence d’un corps dévoile l’absence de tous les autres. Sur le plateau habillé d’une immense peau de bête crayeuse, il ne présente au public que son dos, guetté par la silhouette lointaine mais obsédante du moulage en plâtre d’un animal éventré.

Il impose durant de longues minutes la présence ardente d’un corps immobile ; comme dans un mirage on croit quelquefois surprendre à la surface de son dos l’esquisse d’un premier mouvement, une infime variation posturale. Puis sans prévenir le geste éclate : un brusque hochement de tête, si rapide et furtif que son visage ne nous apparaît que voilé de flou, rythmé par le doux bruit de ses lèvres qui s’entrechoquent : dos à nous il se livre par une danse aveugle et obstinée, qui incessamment se refuse.

À l’oscillation perpétuelle de sa tête s’adjoignent peu à peu les gestes de ses bras, ronds et légers, les paumes ouvertes et les doigts tendus vers une étreinte déçue qui n’embrasse que le vide. Ce pas de deux impossible s’achève tandis que s’élève la mélodie des Variations Goldberg de Bach, ici réduites à quelques notes qui doucement ajoutent au recueillement de la scène. Les ombres sur son dos nu modèlent le relief tourmenté d’un corps dépouillé ; les replis de la chair et le creux des omoplates s’accroissent ou s’amoindrissent et dévoilent au regard l’amorce de chaque geste et l’inscription charnelle du mouvement. Les pieds bien campés dans le sol, il étend et promène ses bras autour de son torse, balaye le vide comme s’il explorait les remous de l’air et la résonance de son geste. Peu à peu le hochement de tête entraîne dans sa lancée la crête des épaules, tout le buste puis le bassin : il vacille, prêt à chavirer. L’oscillation enfle encore en lui et se déploie dans la marche, quelques pas d’abord puis tel un derviche il tournoie sans fin, les bras en croix. Une prière effrénée, muette bien que son souffle court traduise l’ampleur de sa fatigue : parfois ses genoux semblent las de le soutenir et ploient brusquement. À la tempête succède une salutaire accalmie, et désormais immobile il laisse résonner les dernières notes de musique : sans un geste elles s’écoulent ; il n’est plus temps désormais d’habiter par le geste la musique.

À mon père, une dernière danse et un premier baiser se voulait un testament chorégraphique, sept ans après la mort de ce dernier. Mais bien au-delà de sa seule intention biographique la pièce tisse autour de lui une délicate pudeur, et la scénographie épurée est toujours auréolée de la présence envoûtante du danseur qui choisit avec justesse de ne donner à voir que le cheminement d’un seul geste. Radhouane El Meddeb nous livre ici un solo austère mais profondément nécessaire qui se déploie dans un temps suspendu, essentiel pour que se déploie l’émoi d’un corps traversé par le mouvement.

Vu à la Briqueterie dans le cadre de la Biennale de danse du Val-de-Marne. Conception, chorégraphie, interprétation : Radhouane El Meddeb. Plasticien Malek Gnaoui. Photo © Agathe Poupeney.