Photo © Tuna Limposujo

Le Propre et le Sale, Vera Mantero

Par François Maurisse & Wilson Le Personnic

Publié le 5 mai 2017

Chorégraphe majeure de la scène contemporaine portugaise, Vera Mantero développe depuis plus de trente ans une œuvre singulière, à la croisée de la danse, de la performance et de la pensée politique. En mettant en tension le corps, le langage et le rituel, elle interroge nos modes d’existence, nos attachements, nos déchets, dans une recherche aussi physique que philosophique. Avec Le Propre et le Sale, elle poursuit son exploration d’une écologie intérieure, où le geste devient outil de transformation, et où la scène devient le lieu d’un nettoyage autant symbolique que sensoriel.

Pour cette pièce, Vera Mantero s’entoure de deux jeunes danseurs, la Sud-Africaine Elizabete Francisca et Francisco Rolo (qui reprend ici le rôle initialement créé par le Brésilien Volmir Cordeiro). Co-signée avec les interprètes d’origine, Le Propre et le Sale semble hantée, dans les gestes comme dans les expressions, par le souvenir charnel et halluciné de Volmir Cordeiro. Les trois interprètes arborent des chemises hawaïennes aux couleurs passées, et développent une partition de gestes grotesques, bruyants, dérangeants : râles, grimaces, doigts pointés vers les orifices, gestes mêlant trivialité et désorientation, frôlant parfois le comique de situation, parfois le cri d’une corporalité archaïque.

Souvent cantonnée à l’avant-scène, la chorégraphie investit ponctuellement l’espace du plateau, dominée par une installation fragile et tentaculaire, faite de rallonges électriques et d’ampoules suspendues comme une toile de nerfs clignotante. Les déplacements orchestrent des compositions visuelles en diagonale, des tableaux plastiques soigneusement construits mais parfois trop esthétisés, trop figés.

Le titre de la pièce évoque l’ouvrage de Georges Vigarello, Le propre et le sale. L’hygiène du corps depuis le Moyen Âge(1987), qui analyse les transformations des pratiques corporelles à travers les siècles, et les normes de propreté comme marqueurs sociaux. Mais ici, pas de didactisme historique. Vera Mantero déplace le propos, s’intéressant à une écologie du sensible, du geste, du désir et du refus, dans une perspective où l’environnement commence par soi : le corps, ses énergies, ses déchets, ses pulsions, sa mémoire. Elle parle de « transition intérieure », de la nécessité d’un « nettoyage » personnel pour rendre possible une société durable, non pas par injonction morale, mais par une transformation subtile des manières d’être, de bouger, de sentir.

Ce nettoyage, paradoxalement, passe par la salissure. Il faut se salir pour se purifier. Il faut explorer les fantômes qui nous traversent. La pièce tente d’activer cette dynamique, en mêlant introspection et extériorisation, gestes d’extraction, de friction, d’ouverture, d’effondrement. Mais ce rituel d’expulsion reste souvent opaque. Les trois danseurs, engagés dans une partition expressive, semblent repliés sur eux-mêmes, comme figés dans une logique individuelle d’incarnation. Le potentiel collectif du plateau, pourtant évoqué dans le titre, dans la matière même du projet, ne s’actualise que rarement.

À force de ne pas vouloir nommer, à force de rester dans un entre-deux, la pièce se dérobe. Elle flotte dans un territoire où le sens affleure sans jamais vraiment se formuler, où les intensités circulent mais peinent à se cristalliser. Certaines séquences révèlent pourtant une puissance réelle, des jaillissements de vitalité, des secousses de présence, mais le dispositif général, trop contenu, trop intellectualisé, laisse le spectateur à distance. Le Propre et le Sale revendique une forme de travail sur soi, une transmutation lente, mais ne parvient pas à ouvrir un véritable espace de partage avec le public. Un objet fragile, ambigu, traversé de tensions et de promesses, mais qui semble s’arrêter en chemin.

Vu au Théâtre des Abbesses dans le cadre du festival Chantier d’Europe. Photo Tuna Limposujo.