Photo © Mathilde Darel

Kindertotenlieder, Gisèle Vienne

Par Guillaume Rouleau

Publié le 31 octobre 2016

Kindertotenlieder (2007) de Gisèle Vienne réinterprétait, le 27 octobre 2016 sur la scène de la Grande Salle du Centre Pompidou, les chants funèbres composés par Friedrich Rückert (1788-1866) suite à la mort de ses deux enfants en 1833 et 1834 et dont certains furent repris par Gustave Mahler (1860-1911) à partir de 1901. Chez Gisèle Vienne, peu ou pas de références à Rückert et Mahler excepté le titre – lieder aux enfants morts – et une scénographie qui reprend les codes du romantisme allemand par un retour à la tradition, celle alpine des Perchent (créatures punitives qui accompagnent la fête de la Saint Nicolas), à une importance accordée à la nuit, par un jeu sophistiqué d’éclairage, aux saisons, ici l’hiver, au passé, douloureux. L’utilisation de poupées et d’une gestuelle des comédiens reproduisant celle des marionnettes, leitmotiv dans l’œuvre de Gisèle Vienne, tout comme l’utilisation de guitares électriques saturées, renforçaient la noirceur de ces Kindertotenlieder.

Une noirceur que la scénographie impose dès le début. Un cercueil ouvert sur la gauche. Des caisses de bière sur la droite. Un micro au centre. Des personnages figées sont réparties, faiblement éclairés, isolés les uns des autres par les projecteurs. Ceux-ci accentuent la froideur crue de l’abondante neige artificielle, la sombreur des costumes, la pâleur des visages. Une scénographie qui accentue la solitude des protagonistes et leur penchant pour la destruction, à l’instar de ces fêtes traditionnelles de fin d’année, dans des températures négatives, suralcoolisées, théâtres de régulières brutalités entre hommes, entre hommes et femmes. Des fêtes traditionnelles qui ne sont plus celles de Saint Nicolas, absent de Kindertotenlieder, qui vient chasser les Perchent des villages, mais de réunions autour du Black metal durant lesquelles la mort est célébrée. Des soirées qui se succèdent à boire, à head banger, à arborer les symboles de ses groupes favoris. La scène du théâtre remplace ici les scènes de rue. Kindertotenlieder montre la difficulté à grandir dans un milieu alpin aux pratiques singulièrement violentes, à y adhérer mais également à s’en détacher.

La dramaturgie de Kindertotenlieder transcrit l’enlisement. Celle de ces individus qui racontent leur dégradation par des parties parlées, en voix off ou in. Des parties parlées sur un ton où l’épuisement l’emporte sur la peine, au rythme des textes de Dennis Cooper. Des textes prêtés aux poupées à taille humaine et aux comédiens. L’indistinction est entretenue tout au long de la pièce, conviant même les fantômes. Kindertotenlieder, pour Gisèle Vienne, est un hommage. Celui du jeune Jonathan à son ami décédé, sur fond de Black Metal du groupe KTL, présent à l’arrière scène, et d’une rockstar blonde androgyne jouée Anja Röttgerkamp. Parties parlées, parties musicales et parties en pantomime s’alternent. La lenteur des parties parlées, la lourdeur des parties musicales, mélodieuses, saturées d’effets, bande son aux accents romantiques, les auditeurs de KTL remplaçant ceux de Mahler, les gestes de désespoir et d’espoir d’une jeunesse qui se frappe dessus, qui s’insulte, se lamente, se meurt – recouverte d’innombrables flocons de neige qui ne cessent de tomber – instaurent une atmosphère pesante. Kindertotenlieder raconte la solitude à l’égard du groupe, de l’emprise que possède le groupe sur les solitaire, de l’incapacité à communiquer sa souffrance autrement que par la disparition.

Kindertotenlieder est une pièce qui se substitue aux Souffrances du jeune Werther (1774), qui prennent fin avec le suicide du héros, qui déplace la tradition germano-autrichienne vers ses recoins cruels, où la violence coïncide avec l’étrangeté. L’étrangeté que l’on va combattre chez soi, chez l’autre, au risque d’être combattu. Étrangeté qui est à la jonction de l’habituel et de l’inhabituel, ce qui est propre à chaque tradition par ce qu’elle reproduit et ce qu’elle modifie chez l’individu et le groupe. Kindertotenlieder par Gisèle Vienne, actualise sur scène la violence qui peut s’exercer en dehors. Une expérience théâtrale qui convie le spectateur à ajuster son rythme à celui d’une représentation funèbre, d’une lenteur qui a ceci de paradoxale qu’elle précipite l’imaginaire.

Vu au Centre Pompidou à Paris. Conception Gisèle Vienne. Textes et dramaturgie Dennis Cooper. Lumière Patrick Riou. Photo © Mathilde Darel.