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infini, Boris Charmatz

Par Céline Gauthier

Publié le 22 novembre 2019

Après 10000 gestes, sa création très remarquée l’an dernier, Charmatz poursuit avec infini sa quête d’une corporéité illimitée. Six danseurs expérimentent jusqu’à l’ivresse la puissance d’évocation d’une litanie mathématique : comme un pied de nez aux danses académiques régies par une métrique à huit temps, ils s’élancent dans une vertigineux décompte pour le plaisir de désigner tout ce qui se dénombre. 

La pièce repose sur la mise en scène de l’analogie entre scansion numérale et geste dansé : si cette relation est le corollaire de toute entreprise de vocalisation du geste – un mouvement de frappé fait vibrer le squelette et nasalise la voix, le diaphragme sursaute lorsque le dos se contracte et assourdit le souffle – ici le décompte des chiffres s’accumule dans le corps des danseurs, qui transposent leur succession en accumulation de gestes. La durée nécessaire pour articuler un nombre détermine l’écoulement temporel de la séquence gestuelle : ainsi, la prononciation d’une fraction à plusieurs décimales distend le flux du mouvement, ensuite brusquement rétracté par la brièveté d’un nombre entier. 

Infini s’attache à disloquer la conception traditionnelle de la mesure rythmique : si tous partagent le même intervalle temporel comme durée de référence, chaque danseur y déploie sa propre partition d’actions et de mouvements : à la manière d’un orchestre désaccordé, impulsions et tonicités se heurtent et s’opposent. Il en résulte une scénographie insaisissable, où le regard oscille entre une appréhension périphérique du groupe – afin d’en percevoir l’architecture rythmique – et davantage focalisée, pour tenter d’apprécier la possible cohérence du cheminement gestuel de chaque danseur. Au hasard de leurs partitions parfois ils s’approchent et se réunissent pour partager, à la manière d’une incise, quelques instants d’unisson : ils s’accordent au sein d’une phrase commune ou par la mélodie d’un chant a capella qui restitue entre eux une qualité d’écoute beaucoup plus somatique.

Dès lors la structure chorégraphique – qui constitue ailleurs le canevas sur lequel les corporéités se tissent – est ici exposée avec ostentation et chargée d’une signifiance encore redoublée par la symbolique des nombres qui la sous-tend. Une perspective résolument antiacadémique, comme le souligne une brève séquence où une interprète réalise une série de tours fouettés comptabilisés avec ferveur, évoquant la prégnance d’une dramaturgie de l’accumulation dans la spectacularisation des danses scéniques. La surenchère pourrait ici en théorie être poursuivie à l’infini, mais régulièrement le décompte atteint son apogée lors de chiffres-clefs : la plénitude du « zéro », la force des « cinquante » ans, l’actualité de « deux mille dix-neuf ».

Charmatz semble alors avoir délaissé l’exploration des textures gestuelles qui émergent de l’incorporation d’une rythmicité appréhendée comme une dynamique interne. Les gestes ainsi accumulés semblent assignés au statut de faire-valoir de l’activité de scansion, alternativement écrasés par une lumière crue ou relégués dans les ténèbres par la rotation des faisceaux d’une myriade de lampes-tempête disséminées sur le plateau. Cependant, appréhendés dans la contexture de la pièce, il est possible d’y voir l’écho chorégraphique des modalités de discours au sein d’un groupe : hachée, saccadée, parfois désordonnée, la partition de mouvements s’organise dans un dernier compte à rebours, où la parole circule pour que chacun énonce à son tour les dates de naissance d’artistes illustres ou oubliées, qui composent les figures d’une histoire de la danse assumée par les danseurs.

Vu à l’Espace 1789 à Saint-Ouen, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris. Chorégraphie Boris Charmatz. Avec Régis Badel, Boris Charmatz, Raphaëlle Delaunay, Maud Le Pladec ou Tatiana Julien, Fabrice Mazliah, Solène Wachter. Travail vocal Dalila Khatir. Son Olivier Renouf. Lumières Yves Godin. Costumes Jean-Paul Lespagnard. Photo © Marc Domage.