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Gerard & Kelly : Corps, mémoire et utopies queer

Par Wilson Le Personnic

Publié le 2 novembre 2017

Figures majeures de la scène contemporaine américaine, Ryan Kelly et Brennan Gerard forment depuis 2003 le duo Gerard & Kelly. À la croisée de plusieurs pratiques artistiques, leur travail hybride entre arts plastiques et danse contemporaine interroge inlassablement les formes de l’intime et du collectif. Basés à Los Angeles, les deux artistes ont présenté ces dernières semaines à Paris une série de performances incisives dans le cadre du Festival d’Automne.Déjà révélée au Palais de Tokyo en 2016, la performance Reusable Parts/Endless Love a rencontré un nouveau public au Centre National de la Danse à Pantin. Ce premier rendez-vous parisien avec Gerard & Kelly permet de cerner un motif récurrent dans leur œuvre : la figure du couple. Depuis leurs débuts, les deux artistes explorent cette entité relationnelle en la passant au crible de lectures sociales, politiques et émotionnelles.

Créée en 2011, Reusable Parts/Endless Love prend pour point de départ Kiss, performance emblématique de Tino Sehgal. Cette œuvre, où deux interprètes rejouent des figures célèbres de l’histoire du baiser dans l’art, inspire Gerard & Kelly qui réalisent une description sonore pirate lors d’une visite au Guggenheim. À partir de cet enregistrement clandestin, ils élaborent une partition orale aujourd’hui interprétée en live dans un dispositif évoquant l’architecture d’un white cube muséal. Le spectateur, invité à circuler librement, assiste à un étrange rituel où la description d’une scène amoureuse se transmet d’un interprète à l’autre. Chaque performeur mime à son tour les deux corps enlacés, brouillant genres et assignations sexuelles, dans un enchevêtrement de gestes qui deviennent de plus en plus fragmentés et instables. À travers cette dissémination, la pièce éclaire les ressorts codifiés de l’amour romantique tout en les détournant subtilement.

Mise en espace sous forme de partitions parlées et dansées, Reusable Parts/Endless Love multiplie les combinaisons de genres : homme/homme, femme/femme, femme/homme, brouillant la référence hétéronormée initiale. La dimension queer s’affirme autant par la distribution des rôles que par les glissements corporels successifs. Au fil des relais, les gestes se dégradent, les descriptions divergent, les erreurs surgissent, laissant apparaître les subjectivités. La dernière séquence, dans laquelle chaque interprète danse désormais isolé avec un casque audio, ouvre la pièce sur une perspective infinie : elle pourrait se rejouer éternellement, jamais tout à fait la même.

Avec State of, créé pour la FIAC, Gerard & Kelly investissent le majestueux Hall d’Antin du Palais de la Découverte. Sur fond de trompette entonnant Le Chant des partisans, trois danseurs, vêtus de costumes rapiécés de drapeaux déchus, tracent des trajectoires erratiques sous la coupole Art déco. Mêlant gestes issus du hip-hop, pole dance et références au modernisme, cette performance convoque une « état » d’urgence ou d’émergence, où s’entrelacent mémoire collective et identités contemporaines. Entre silences tendus et éclats musicaux, dont l’hymne américain chanté par Whitney Houston, State of propose un paysage chorégraphique en clair-obscur, marqué par la diversité et la résilience.

Enfin, avec Timelining, le duo retrouve la forme du duo intime dans un dispositif muséal. Activée pendant trois jours au Centre Pompidou, la pièce réunit cinq binômes de proches qui, marchant côte à côte, égrènent à voix haute leurs souvenirs personnels dans une syntaxe circulaire. Chaque nouvel entrant déclenche un nouveau cycle, bouleversant la linéarité du temps au profit d’une mémoire vivante, mouvante et chaotique. À l’instar de deux horloges synchronisées de Felix Gonzalez-Torres, les performeurs se rapprochent, s’écartent, se recalent, rejouant inlassablement la dynamique fragile des liens humains. Par son dispositif simple et sa dimension profondément affective, Timelining rend visible l’étoffe sensible de nos histoires partagées, entre oubli, coïncidence et révélation.

Performances vues dans le cadre du Festival d’Automne à Paris. Photo © Marc Domage.