Photo Jean Louis Fernandez

Fugue, Samuel Achache / La Vie Brève

Par Nicolas Garnier

Publié le 8 janvier 2016

L’accord des corps et de la musique est une problème récurrent dans le spectacle vivant. Dans la danse, leur symbiose est régulièrement mise en question afin de laisser aux premiers le soin de produire leur propre accompagnement sonore. Avec Fugue, c’est dans le cadre du théâtre que Samuel Achache s’attache à repenser leur relation. Là où texte et notes cohabitent rarement sur un pied d’égalité, Achache propose au contraire de redistribuer les cartes, et redonner à la musique un rôle central. Fidèle à l’habitude du collectif La vie brève, initié en 2007 par Jeanne Candel, qui inclut les acteurs dans le processus de création, le metteur en scène et les acteurs/auteurs ont bâti la pièce sur la base d’un problème musical : l’accord. Comment plusieurs lignes mélodiques peuvent-elles cohabiter et s’agencer ? La fugue, comme assemblage mimétique de voix mélodiques en perpétuel décalage, est une réponse possible. De cette structure éminemment musicale, les auteurs tracent une série de trajectoires personnelles fulgurantes et déglinguées, alternant gaiement entre les questions métaphysico-romantiques et le pur et franc burlesque.

Six scientifiques sont réunis dans une base scientifique anonyme perdue quelque part vers le pôle Sud, dans le but apparent d’explorer un lac souterrain immaculé enfoui quatre mille mètres sous la glace. Dans cette dernière base avant le bout du monde, la solitude extrême qui règne au dehors favorise paradoxalement les contacts humains. Dépendant vitalement les uns des autres, les scientifiques sont projetés dans un monde clos où leurs velléités contradictoires se heurtent avec humour. La petite troupe compose un cercle excentrique où circule désir et pouvoir, sans que ces rapports de force ne prennent une quelconque gravité. Le ton général est léger et les acteurs enchaînent les situations cocasses avec bonhomie.

La particularité de la pièce tient à ce que tous les acteurs sont également musiciens. Des intermèdes musicaux interrompent ainsi régulièrement le flux de parole. Les instruments se lancent alors sans prévenir dans une folle envolée mélodique, chacun selon son rythme propre, oscillant entre une parfaire synchronisation et des décalages et répétitions propres à la fugue. Ces entractes musicaux ne sont pas sans rapport avec le cours de la représentation, bien au contraire. La structure sociale et le rapport entre les personnages restent sensiblement les mêmes. Les instruments se déchirent et se dépassent dans une fuite effrénée tandis que le chanteur et la cantatrice échappent à la course mélodique dans un duo amoureux, faisant écho à la relation de leur personnage. L’intervention de la musique est donc une façon de poursuivre l’intrigue et de développer les rapports entre les personnages par un autre moyen, non-verbal mais pas moins signifiant.

L’accord entre les parties parlées et les passages musicaux se fait de manière inégale. Si la tonalité des morceaux varie et ne conserve pas toujours l’élan hilarant des comédiens, résultant dans quelques discontinuités, au fil du spectacle la transition entre les deux se fait de plus en plus organique et convaincante. L’humour débordant finit par contaminer la musique, et les musiciens parviennent à traduire le caractère de leur personnage dans leur façon de jouer.

Samuel Achache et le collectif de La vie brève proposent un spectacle parfaitement rythmé, à la mise en scène soignée, et dont l’humour régressif fait du bien. La scénographie n’est pas en reste, avec notamment le sol recouvert d’une épaisse couche de neige, de laquelle les acteurs extraient des éléments de décors au besoin. L’expérience est rondement menée. Reste que le bouillonnement général laisse une légère impression de flottement après coup. Peut-être est-ce dû à la pluralité des voies qu’empruntent les acteurs, ou au caractère éclaté de la trame, on ressort en tout cas avec la tête bourdonnante, ravi d’avoir passé un si bon moment, mais incapable de former une idée un tant soit peu synthétique de ce qu’on vient de voir. Mais, après tout, n’est-ce pas l’effet typiquement produit par la fugue ? Aussi n’y a-t-il peut-être pas de raison de chercher cette synthèse fantasmée et peut-être la déclinaison virtuose de la troupe suffit-elle amplement à remplir son office.

Vu au Théâtre des Bouffes du Nord à Paris. Spectacle musical mis en scène par Samuel Achache. Direction musicale Florent Hubert. Scénographie Lisa Navarro et François Gaultier-Lafaye. Lumières Vyara Stefanova et Maël Fabre. Photo de Jean Louis Fernandez.