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Études hérétiques 1-7, Antonija Livingstone & Nadia Lauro

Par Wilson Le Personnic

Publié le 13 décembre 2016

D’origine canadienne, Antonija Livingstone vit et travaille en Europe depuis maintenant une quinzaine d’années. Quiconque l’a vu un jour sur une scène de théâtre se souvient d’elle : grande, élancée, rousse et le regard perçant, sa figure singulière capte indéniablement l’attention. En parallèle d’un parcours d’interprète internationale, notamment pour les chorégraphes Vera Mantero et Meg Stuart, elle co-signe des créations hors catégories, fruits de travaux collaboratifs avec des artistes aux pratiques singulières. Parmi les plus notables : Cat Calendar (2005) avec Antonia Baehr, On Orientations (2012) avec Ian Kaler et dernièrement Supernatural (2015) avec Simone Aughterlony et Hahn Rowe. Elle rencontre au début des années 2000 la scénographe et plasticienne française Nadia Lauro qui signait à l’époque les costumes et l’environnement de Not to Know (2001), projet chorégraphique initié par le québécois Benoît Lachambre. Après une première collaboration en 2012 avec la pièce Fée, elles co-signent aujourd’hui Études hérétiques 1-7, création fantasmagorique proche d’un rituel contemporain où cohabitent danseurs, vanniers, archivistes, amazones, masseurs d’oreilles et un gastéropode.

Scénographe et plasticienne française, Nadia Lauro collabore depuis une quinzaine d’années avec des artistes du champs chorégraphiques pour lesquels elle crée des environnements qui rentrent en véritable dialogue avec les corps. Fruit de la collaboration d’Antonija Livingstone et Nadia Lauro, Études hérétiques 1-7 est une incroyable installation performance au sein de laquelle dialogue le vocabulaire de chacune. Le sol et des gradins sont tapissés d’une fine moquette turquoise pastel (qui donne à l’espace l’allure d’une grande piscine vide), trois grandes sculptures en aluminium semblables à des livres ouverts sont disposées sur le sol, une rangée de huit cloches helvétiques tracent une petite ligne diagonale au milieu de l’espace et deux coquillages blanc en spirale posés simplement au sol font référence ici, on suppose, à l’habitacle naturel de ce partenaire inédit qui accompagne les danseurs sur scène : un gros escargot nommé Winnipeg Monbijou, animal de compagnie de la chorégraphe.

Escortés par un homme, nous pénétrons (déchaussés) dans cet environnement visuel et sonore où s’active déjà un mystérieux rituel : habillés tout en jean (blouson sans manche et patte d’eph’) les performeurs Kennis Hawkins, Antonija Livingstone, Stephen Thompson et Nadia Lauro déambulent lentement dans l’espace, des gants blanc en coton aux mains, brandissant en l’air des grandes feuilles plastifiées transparentes et réfléchissantes. Dans un coin du plateau, une dizaine de personnages silencieux forment un étrange choeur. Habillés tous en jeans, les bras nus, de longues perruques bleu clair et une lampe frontale allumée sur chaque front, ils regardent tous impassibles dans la même direction. Ils se retourneront tous ensemble en direction du public plusieurs fois pendant le spectacle (peut être interpellés par un bruit ou un chuchotement?). Ces figures ne sont pas sans rappeler les figurants de Mhmmmm (2005) de Jenniler Lacey et Nadia Lauro. Les feuilles de miroir souples sont manipulées et déplacées comme les pages d’un livre précieux : un protocole collectif où chacun dépose et retire avec soin ces grandes feuilles argentées des plaques d’aluminium d’aluminium au sol : des archives transparentes exposées aux regards. Cet énigmatique ballet fait sans doute référence au temps passé par la chorégraphe à manipuler des livres rares dans une bibliothèque publique à New-York, à ce lieu de réflexion où le calme et le silence sont obligatoires. Ces feuilles reflètent et se déforment l’espace, les corps et les visages, sorte de filtre qui met à jour une réalité alternative.

L’environnement sonore très présent donne à entendre une sorte de douce pluie métallique. Se tissent en parallèle différentes partitions autonomes. Une jeune femme dessine allongée au sol une lente chorégraphie solitaire avec le gros coquillage blanc qu’elle porte à son oreille. Assit sur un court podium dans le fond du décor, un jeune homme tisse un panier en osier sans prêter attention aux déplacements qui se trament autour de lui. Allongés sur la moquette contre les cuisses d’un danseur, des massages d’oreilles sont proposés aux spectateurs. Antonija Livingstone manipule avec douceur un énorme escargot qu’elle dépose sur le visage d’un danseur au sol où dans la main d’une spectatrice docile. La peau et le cartilage spiralé de l’oreille sont massés de main en main, de danseurs en spectateurs, et parfois de spectateurs en spectateurs. Un coquillage contre l’oreille, le bruit de la mer (on imagine) se fait entendre. Assis sur le sol autour de l’escargot, Kennis Hawkins, Antonija Livingstone et Stephen Thompson font résonner tour à tour les cloches disposées au sol. De mains en mains, les cloches s’échangent et résonnent mélodieusement : un concert helvétique à six mains. Notons que cette séquence musicale se trouvait déjà dans le duo avec Jenniler Lacey Culture & Administration (créé en 2009 au festival d’Avignon dans le cadre du programme des Sujets à Vif) et dans sa nouvelle version revue et augmentée Culture, Administration & Trembling (2014) avec la plasticienne Dominique Petrin et le danseur américain Stephen Thompson.

Un duo torse nu viendra bousculer l’esthétique contemplative du dispositif. Debout l’un à coté de l’autre, Antonija Livingstone et Stephen Thompso répéteront en boucle et avec la même intensité un geste circulaire du bras déplié et projeté avec force et frénésie. Proche du public, on sentira presque contre nos visages l’air brassé des deux danseurs. L’environnement sonore se teinte également de violence : peu à peu des orages se font entendre. Les portes de la salle s’ouvrent et le choeur s’échappe aussitôt sans crier gare. Des corps torse nu sont échoués au sol. Nous entendons alors au loin des chants à capella d’un autre siècle. On contemple ce paysage d’après chaos avant de quitter l’espace hasardeux et guidés par ces chants qui semblent nous appeler. Des partitions seront alors distribuées à qui veut rejoindre le choeur. Avec Études hérétiques 1-7, Antonija Livingstone et Nadia Lauro proposent une puissante expérience esthétique et visuelle, un mystérieux voyage mental et sensoriel.

Vu à la Ménagerie de verre dans le cadre des Inaccoutumés. Conçu et réalisé par Antonija Livingstone Nadia Lauro. Photo Géraldine Perrier-Doron.