Photo © Estelle Hanania

Crowd, Gisèle Vienne

Par François Maurisse

Publié le 16 novembre 2017

Si Gisèle Vienne est chorégraphe, metteuse en scène ou plasticienne, son oeuvre est traversée par un traitement spécifique des corps sur le plateau. Ces corps peuvent être réels ou bien fabriqués, inquiétés par l’usage de marionnettes manipulées, de pantins ou de mannequins dont les seules présences au plateau démultiplient les niveaux de représentations. Après The Ventriloquists Convention en 2015, une pièce de groupe qui tente de décortiquer les rapports sociaux entre les différents participants d’une rencontre de marionnettistes, elle crée cette année Crowd, une pièce de groupe sans marionnettes, autour des phénomènes festifs collectifs. Créée en novembre dernier au Maillon à Strasbourg dans le cadre de la Biennale de Danse Grand Est, Crowd est programmée du 7 au 16 décembre à Nanterre-Amandiers, avec le Festival d’Automne à Paris.

Dans une scénographie plus simple qu’à l’accoutumée (rien à voir avec la forêt naturaliste de This Is How You Will Disappear ou l’espace polyvalent de The Ventriloquist Convention, le plateau est ici quasi-nu, simplement sali à l’aide de terre, de canettes vides, de bouteilles en verre et d’emballages plastiques) les quinze danseurs se rassemblent au ralenti et entament une danse continue, qui ne se terminera qu’à la fin de l’heure et demi que dure le spectacle. Résolument chorégraphique, la pièce se développe en un ballet sans parole, au son d’une bande son composée et mixée par Peter Rehberg et Stephen O’Malley à partir de morceaux techno et house des années 1990, principalement.

Au sein du groupe de danseurs, les individualités se détachent. Chacun campe un personnage inspiré des contre-cultures musicales des années 1990. Un gabber, un fluo-kid, un grunge, etc. se côtoient et interagissent dans l’espace, oeuvrant à la construction de micro-récits ténus et multiples, parfois concomitants. Se dégageant de la masse mouvante, les personnages se séduisent, se violentent, se rapprochent et s’éloignent en des valses plus ou moins évidentes. Gisèle Vienne semble trouver dans ces micro-sociétés organisées autour de la fête les témoins de la permanence de la nécessité des rituels dans notre contemporain majoritairement athée.

Permettant à la fois le rassemblement collectif et la transcendance du quotidien, la nuit et la fête seraient donc des moments sacrés pendant lesquels se déploient les passions et les affects, des moments nécessaires au maintien de la solide charpente de l’édifice social. La fête est un espace ritualisé, les dealers distribuent les drogues récréatives et des scènes de libations, de sacrifice, d’extase ou de renaissance s’enchaînent, rappelant aussi bien les grands thèmes de l’histoire de l’art ou de la danse que l’esthétique de certains photographes oeuvrant dans les années 1990 (Wolfgang Tillmans en tête). Les lumières de Patrick Riou, parfois franches, blanches, crues, fixes comme des phares de voiture, renforcent cet effet photographique, ou bien creusent l’espace, plus tard, par un tournoiement lumineux qui donne la sensation de se trouver face à un groupe de sculptures en ronde-bosse.

Les images se succèdent, plongeant les spectateurs dans un état perceptif trouble. La temporalité est élastique, les gestes ralentis, travaillés de façon chorégraphique plutôt que par l’effet visuel ou plastique : c’est le rythme saccadé de la danse, alternant sèchement entre mouvements rapides et lents qui crée l’effet stroboscopique. L’écriture même de la danse lui confère cette qualité particulière, comme altérée par la prise de stupéfiants et renforce la distance avec les personnages au plateau, créant le sentiment étrange d’une confusion de la représentation.

Etude anthropologique d’une volée d’oiseaux de nuit, Crowd ne prend son sens que dans sa globalité. Certaines scènes peinent à captiver, alors que d’autres, peut être plus fugaces et plus novatrices, échafaudent des figures poétiques suspendues au lyrisme émouvant. S’il serait facile de percevoir dans la minutie du travail des corps muets des danseurs l’héritage de la pratique de la marionnette chez Gisèle Vienne, il est sans doute plus pertinent de noter cette influence dans la subtilité de la construction des images, jamais tout à fait claires, jamais tout à fait obscures, mais toujours fragiles.

Vu au Maillon, Théâtre de Strasbourg – Scène européenne. Coréalisé avec Pole Sud, CDCN de Strasbourg. Conception, chorégraphie et scénographie Gisèle Vienne. Mixage, montage et sélection musique Peter Rehberg. Conception de la diffusion du son Stephen O’Malley. Lumières Patrick Riou. Photo © Estelle Hanania.