Par Wilson Le Personnic
Publié le 5 décembre 2017
Originaire de Croatie, Ivana Müller développe depuis une quinzaine d’années une œuvre protéiforme, située aux croisements de la danse, de la performance, du théâtre, de la vidéo et de l’écriture. À travers ses projets, elle interroge la notion de représentation, le langage et les modes de relation entre corps, espace et récit. Toujours portée par une approche poétique et décalée, elle élabore des dispositifs minimalistes qui déplacent subtilement notre regard sur le monde.
Dans la veine de ses précédentes pièces, sa dernière création Conversations déplacées, présentée à la Ménagerie de Verre à Paris dans le cadre du festival Les Inaccoutumés, poursuit cette réflexion sur le langage et l’espace du commun. En collaboration avec quatre comédiens (Hélène Iratchet, Julien Lacroix, Anne Lenglet et Vincent Weber), Ivana Müller orchestre une lente déambulation au cœur d’une forêt imaginaire, lieu fantasmagorique propice aux errances existentielles. Qui sont-ils ? Où vont-ils ? Depuis combien de temps marchent-ils ? Peu importe : ils sont là, sac au dos, livrés à eux-mêmes, au milieu d’un territoire sans origine ni destination.
Un philodendron au feuillage luxuriant (plus familier des intérieurs urbains que des jungles sauvages), des ombres végétales projetées au sol, un environnement sonore évoquant des bruissements indistincts de faune et de flore : c’est dans cet espace suspendu que les quatre promeneurs erratiques vont déployer une écriture corporelle ralentie, presque irréelle. Comme en apesanteur, chaque geste, chaque déplacement semble échapper à toute urgence, dessinant une partition précise et hypnotique, détachée du récit.
« Il me semble qu’on est déjà passés par ici, non ? » demande un personnage. « Tu crois ? Je reconnais rien… » Sans véritablement chercher à retrouver leur chemin, les quatre compagnons d’errance vagabondent paisiblement, au gré de conversations décousues. Le temps s’étire, les mots bifurquent, les souvenirs affleurent. De micro-événements (une feuille qui se détache du philodendron, une coulée d’eau glissant lentement vers le public) viennent ponctuer cette douce dérive dans cet étrange écosystème.
Sous son apparente légèreté, cette traversée met en jeu des questions fondamentales : notre lien à la nature, l’instabilité du monde, la mémoire, la perte. Dans un monde saturé d’images et d’urgences, Ivana Müller ralentit le flux, déplace les attentes et propose une expérience où l’attente elle-même devient moteur de fiction. Dans cette économie du spectaculaire, où l’absence fait signe, surgit une pensée sensible de l’être-au-monde.
Avec Conversations déplacées, Ivana Müller signe une œuvre d’une délicatesse rare, où la lenteur et l’errance deviennent des actes de résistance poétique. Une invitation à ralentir, à écouter autrement, à accueillir l’incertain. Par sa simplicité feinte et sa richesse souterraine, ce conte contemporain renouvelle notre capacité à nous émerveiller devant l’infime et l’indicible.
Vu à la Ménagerie de verre dans le cadre du festival des Inaccoutumés.
Photo © Rolf Arnold.
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