Photo © Filipe Ferreira

Bacchantes – prélude pour une purge, Marlene Monteiro Freitas

Par François Maurisse

Publié le 15 décembre 2017

Nous connaissions surtout la danseuse et chorégraphe Marlene Monteiro Freitas pour son travail en solo (le grimaçant Guintche, 2010) ou ses collaborations (avec Trajal Harrell, François Chaignaud et Cecilia Bengolea dans (M)imosa en 2011 ou avec Andreas Merk pour Jaguar (2015)). En 2014, la capverdienne créait de marfim e carne – as estátuas também sofrem, qui imbriquait déjà la création chorégraphique et l’écriture musicale, avec sept personnes au plateau. Cette année, elle renouvelle l’opération avec Bacchantes – prélude pour une purge, frénésie sonore et gestuelle de presque deux heures et demie, portée par treize performeurs survoltés.

Le spectacle hérite son titre et son influence dramaturgique majeure de la tragédie éponyme d’Euripide. La pièce originelle dépeint un déferlement de passions, mené par un groupe de ménades déchainées, entraînant avec elles le personnage d’Agavé qui finit, aveuglée par le délire, par tuer son propre fils. Même si dans sa version du mythe elle revendique une chorégraphie électrisée et enfiévrée s’inspirant de ces figures carnavalesques sillonnant les forêts en pratiquant des orgies en l’honneur de l’enivrant Dionysos, Marlene Monteiro Freitas ne s’étend pas sur la lourdeur du récit ou la précision événementielle. La performance s’étale dans le temps et convoque de manière éparse des personnages qui semblent appartenir à cette toile de fond mythique. On peut alors reconnaître dans la silhouette de Betty Tchomanga portant deux cercles de coton blancs sur les yeux et la bouche grande ouverte, le devin aveugle Tiresias. Dans la scène d’ouverture, c’est une paire de fesses couronnée d’une perruque et entonnant un chant rauque qui fait office de coryphée.

Long fil tendu jusqu’à l’acmé finale au son de l’efficace Boléro de Ravel, la performance s’étale dans le temps, captivant le spectateur tant elle est singulière. Les treize performeurs, parmi lesquels se trouvent également des musiciens, adoptent tous du début à la fin une gestuelle saccadée et désarticulée, stylisant les mouvements et les démarches, renforçant d’autant plus le sentiment choral qui se dégage de l’ensemble. Vêtus de salopettes de travail et de blouses, ces corps guindés rappellent dans certains tableaux des scènes des spectacles de Bob Wilson. Alors que les danseurs sont assis sur des chaises, les pieds à quelques centimètres du sol et qu’ils font mine de taper sur des machines à écrire, on a l’impression d’assister à une séquence de l’opéra Einstein on the beach qui aurait déraillé.

Dans un espace ouaté au sol entièrement recouvert de moquettes jaune et noire, devant un fond de scène luminescent format cinémascope, une forêt de micros, de perches et de pupitres complique les déplacements. Placés devant l’estrade, deux ventilateurs se font face et circonscrivent l’espace de l’orchestre. Ainsi, chaque mouvement se trouve contraint par un accessoire, un espace précis, une temporalité répétitive. À la manière de tics nerveux, ils partent souvent d’une grimace, d’un geste parasite, avant de contaminer le corps dans son entier puis le groupe. Cette recherche chorégraphique est pensée en parallèle à la composition musicale. Les trompettistes, qu’on imagine volontiers virtuoses de leurs instruments, usent de bruits, de cliquetis, de souffles pour accompagner une bande son enregistrée et déclenchée à l’aide d’un pad. Ainsi le Boléro n’est pas épargné et se retrouve comme désarticulé alors qu’il est joué sur une enceinte montée sur roulettes, accompagné de percussions live jouées par Henri Lesguillier (Cookie) et parfois repris par les trompettes.

Charivari chorégraphique et musical, Bacchantes s’amuse à retourner le mythe d’Euripide. Alors que dans la tragédie originale Agavé finit par tuer son fils, une vidéo projetée au milieu de la représentation montre un accouchement. Echafaudant un spectacle total, s’attardant autant sur la composition d’ensemble que sur des détails, Marlene Monteiro Freitas nous entraîne dans une procession épatante, crue et chaleureuse. Meneuse de revue, débordante d’une énergie communicative et outrancière, elle est sans doute une des artistes les plus marquantes de son temps tant elle s’inscrit de façon originale et décalée dans le paysage chorégraphique actuel.

Vu au Centre Pompidou dans le cadre du Festival d’Automne à Paris. Chorégraphie, Marlene Monteiro Freitas. Lumières et espace Yannick Fouassier. Son Tiago Cerqueira. Photo © Filipe Ferreira.