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9000 pas, Joanne Leighton

Par Céline Gauthier

Publié le 24 février 2017

Avec 9000 pas, Joanne Leighton réussit le pari d’ériger les gestes fondamentaux de la marche en projet et grammaire d’une pièce rythmée par les percussions cristallines du Drumming de Steve Reich. Sur le plateau maculé de sel les danseurs dessinent pas après pas une chorégraphie épurée à la puissance jubilatoire.

Une danseuse surgit des coulisses d’un pas décidé, sobrement vêtue d’un jean et d’un t-shirt coloré. Elle trace un premier sillon sur le sol recouvert d’une épaisse couche de cristaux de sel qui crissent sous ses pas rapides. Ils décrivent un cercle parfait, bientôt emprunté par d’autres danseurs qui se succèdent dans ses traces : foulée après foulée, le sillon progressivement se creuse. Très vite certains n’accomplissent qu’un demi-cercle ou franchissent le seuil invisible qui délimite les traces circulaires et finalement s’entrecroisent. Ils arpentent la scène de leurs longues foulées résolues, le buste légèrement incurvé vers le centre du cercle. Lorsqu’ils se retrouvent à deux sur le plateau, de part et d’autre chacun de leur propre cercle ils se suivent du regard ; parfois ils se croisent et s’esquivent ou esquissent un petit signe de la main, premier présage d’une rencontre qui les mènera l’un près de l’autre. La chorégraphie est en apparence rigoureuse, composée de figures géométriques minutieusement dessinées ; à l’image peut-être des structures de bois ajourées qui encadrent le plateau, hautes silhouettes imposantes mais légères. Elle laisse pourtant transparaître sous son architecture finement ciselée la complicité qui les lie, modelée par une écoute attentive. La trace des cercles se désagrège peu à peu sous leurs pas et les danseurs habitent tout le plateau ; leurs têtes s’inclinent au même rythme et leurs regards s’orientent l’un vers l’autre d’un seul mouvement. À travers quelques gestes infimes se donne à voir le ferment d’une pièce hypnotique, au rythme envoûtant des percussions inlassablement identiques de Steve Reich.

Les danseurs paraissent s’unir d’un même élan, balayé des lignes mouvantes et instables qu’ils dessinent sur le plateau. Rarement immobiles, ils ne nous feront jamais tout à fait face mais s’enlacent et tournoient en rayonnant autour du centre du cercle, figuré par une danseuse aux pieds fermement ancrés dans le sel. Derrière l’apparente sobriété de la mise en scène affleure pourtant le désir de restituer à chaque élément qui la constitue sa singularité et son usage propre. Ainsi la cape dont ils se recouvrent tout d’abord les épaules et qui dissimule le buste pour ne donner à voir que leurs jambes affairées par le tracé des cercles est ensuite nouée comme une jupe autour de la taille. Elle libère les bras et accroît autant qu’elle souligne l’amplitude de leurs gestes. Dès lors l’épure du cercle se métamorphose dans l’effervescence d’une ronde chatoyante où se devine la réminiscence des danses traditionnelles : les pas chassés et les ronds de jambe se dessinent sous le volant de leurs jupes qui virevoltent autour d’eux. Le sel vole sous leurs pas pressés et jaillit en gerbes de cristaux projetés jusqu’à l’avant-scène. Quelques duos donnent à voir un subtil jeu d’appuis et de rebonds élastiques, nourri d’une gestuelle moelleuse qu’on croirait animée par un mouvement continu de ressac. Une infinie douceur émane de ces phrases dansées méthodiquement élaborées par l’accumulation successive de gestes et de fragments d’actions élémentaires, selon le principe de la suite mathématique de Fibonacci. Leurs mouvements semblent naître d’une impulsion profonde, viscérale, ensuite propagée comme une onde de choc.

De ces 9000 pas ne demeure sur le sol désormais éclairé d’une lumière vive que la trace de leurs pieds, inscrite à même la texture granuleuse de la couche de sel. Les monticules et les empreintes qui la parsèment témoignent de l’ampleur des mouvements qui l’ont parcourue.

Vu au théâtre 71 à Malakoff. Chorégraphie de Joanne Leighton. Dansé par Lauren Bolze, Yoann Boyer, Marion Carriau, Alexandre Da Silva,. Marie Fonte, Marie-Pierre Jaux. Photo © Laurent Philippe.